La métaphore comme prédication

La métaphore comme prédication

Pour commencer, il faut répéter cette nature prédicative de la métaphore, totalement étrangère à la notion de trope : idée ancienne en fait, déjà présente chez Aristote quand il affirme que la métaphore nous dit que « ceci est cela », mais trop souvent oblitérée. Malgré les apparences de la forme in absentia, malgré la puissance de la théorie substitutive, elle peut donc se définir comme associant un sujet à un prédicat, même si l’énoncé n’est pas toujours déployé. C’est l’intérêt du débat autour du « prédicat nominal », tel qu’on peut le rencontrer chez Benveniste ou Peirce 102 : la métaphore « pure » fonctionne un peu comme la phrase nominale, par élision du sujet et de la copule. C’est d’ailleurs cela qui est manqué quand on définit trop exclusivement la métaphore en termes de ressemblance. Bien sûr, ce trait-là est essentiel, il faut nuancer cette idée mais rester dans son aire, elle nous est aussi indispensable que pour la théorie substitutive mais autrement. La métaphore est ce qui « ressemble » mais pas complètement, ce qui tire vers le semblable : elle ne se contente pas de constater une éventuelle ressemblance plus ou moins objective, elle prédique, elle affirme, et en l’occurrence quelque chose de paradoxal. Ne conserver que le trait de la ressemblance, c’est prendre le problème par le bout du résultat, quand une relative « identité » est constatée, c’est négliger la dynamique de la métaphore, notamment la dynamique de signification. Nous trouvons évidemment ce problème-là, par excellence, dans la théorie de la métaphore-paradigme. Les correctifs selon lesquels la métaphore est « un paradigme déployé en syntagme » sont déjà nettement préférables, si ce n’est qu’ils négligent encore de considérer la dynamique en question. Le groupe µ par exemple propose cette définition juste après avoir écrit que « la définition du La métaphore comme prédication paradigme est, structurellement, identique à celle de la métaphore », à l’occasion des métaphores qui procèdent pas apposition.103 Il serait plus juste de parler alors, pour la métaphore in absentia type, d’un syntagme caché dans un paradigme, ou d’un paradigme fonctionnant comme un syntagme. Sans nécessairement faire appel à une grammaire plus moderne, de type générative et transformationnelle, il suffit de constater ce fait : l’énoncé métaphorique est un phénomène complexe qui impose de faire émerger un second énoncé à l’intérieur d’une phrase apparemment type, qui semblait obéir au schéma le plus traditionnel de la syntaxe. C’est pourquoi elle ne peut être appréhendée efficacement par un modèle à deux dimensions de type syntagme et paradigme. Dans « le lion bondit », il y a la double affirmation qu’Achille est un lion et qu’il bondit. De ce point de vue, une tradition me semble préférable, que l’on pouvait mieux distinguer avant la période structuraliste en France et qui continue d’apparaître aux États-Unis dans la seconde moitié du XXe siècle : la métaphore y est conçue comme « sujets différents » pour « prédicat identique ».104 Le lien avec l’exemple d’Aristote est patent chez Soublin qui formule ainsi l’esprit de la conception néo-classique, celle d’un Beauzée ou d’un Dumarsais : la métaphore dit en même temps qu’« un lion est féroce » et qu’« un homme en colère est féroce », explication où le motif de la comparaison est placé en position de prédicat. Si l’on prend cette fois, non plus « cet homme est un lion », mais « le lion s’élança », on peut dire que cet énoncé condense deux propositions assez proches réunies par une copule (au sens large du groupe µ) : il s’agit d’exprimer que « cet homme s’élança » à la façon dont « un lion s’élance ». Dans cette explication, une action commune se rapporte à deux sujets différents. Nous avons donc à chaque fois deux prédications différentes, dont l’une au moins est présupposée ou sous-entendue dans l’énoncé. Mais, bien sûr, cela ne saurait nous satisfaire vraiment. On peut noter d’ailleurs que ces explications sont compatibles avec le modèle proportionnel mais aussi, curieusement, avec celui du troisième type d’Aristote (à trois termes) : j’y vois le signe que les phrases dégagées restent encore trop près de la surface du texte : elles négligent par exemple de caractériser le saut par référence à la proie, ou à des qualités d’élasticité ou d’agilité voisines mais forcément différentes. On a vu que le texte d’Homère était plus riche que son résumé par l’auteur de Rhétorique : si Achille bondit, c’est comme un fauve excité par des chasseurs, lancé dans un combat à mort, rendu furieux par une blessure, etc. Placer sur les deux lignes de la métaphore la même action de « bondir » ou de « s’élancer » ne peut donc convenir. Mais un tel schéma présente néanmoins le mérite de se rapprocher du modèle proportionnel authentique, même s’il attire surtout l’attention sur les deux prédications « horizontales » (« cet homme bondit », « un lion bondit ») et peu sur ce qui les unit, la troisième copule, la prédication « verticale » (cet homme bondit comme un lion bondit ou, si l’on préfère, le rapport d’Achille à Énée, sa façon de se jeter sur lui, est semblable au rapport du lion aux chasseurs, à sa façon de bondir sur eux). La nécessité de comprendre la métaphore comme prédication, attribution, se lit d’ailleurs dans le choix même des mots que l’on emploie, qui semblent les plus à même de désigner les parties de la figure d’analogie : parler de « comparé » et de « comparant », n’est-ce pas indiquer déjà qu’il y a un thème et un rhème, un sujet et un prédicat ? Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’il s’agit là de notions bien commodes mais partiellement critiquables : dans certaines métaphores, il devient bien délicat de cerner lequel des deux éléments est le comparé ou le comparant. Et, dans le mouvement même de l’interprétation, nous sommes amenés souvent à comparer le comparé au comparant puis le comparant au comparé, et ainsi de suite, pour mieux saisir l’analogie ou approfondir l’interprétation. Nous nous rendons compte alors du fait qu’en profondeur il n’y a pas toujours, voire pas si souvent, des comparés et des comparants mais deux séries d’objets de pensée. Il n’est pas besoin de faire appel à l’inconscient pour saisir cela. D’ailleurs, l’inconscient lui-même est orienté : dans les déplacements « métaphoriques » qu’il opère, il y a un représenté et un représentant. En revanche, le phénomène de l’analogie, la rêverie ou la méditation qui s’instaure à partir de la double série d’objets de pensée s’affranchit souvent de cette orientation : la métaphore s’enrichit de pouvoir être considérée dans un sens puis dans l’autre. Il n’en reste pas moins que, in fine, dans l’énoncé tel qu’il est réalisé ou interprété, la métaphore repose fréquemment sur une série de thèmes et de propos tenus sur ceux-ci : le sens même de la métaphore tient probablement à cette orientation finale – même si des effets de brouillage viennent parfois la contrarier, en poésie notamment, ou des effets de sens s’appuyer sur une possible réversibilité. Même le cinéma impose en général l’idée d’un comparé et d’un comparant, par la succession temporelle du film mais aussi, plus encore, par les thèmes que l’œuvre met en place auxquels la métaphore vient apporter quelque chose. En effet, le comparant apparaît fréquemment avant le comparé quand il est énoncé clairement, placé à côté de lui à la façon des ouvriers-moutons de Chaplin. Ce n’est d’ailleurs pas propre au cinéma puisque, dans « le lion bondit », l’animal est en position de sujet grammatical mais plutôt à la place de l’attribut sur le plan logique. Aussi le cinéma recourt-il fréquemment à une tournure du type « ce chef d’orchestre est en réalité un ouvrier qui lui ressemble », à la façon de la langue qui expose en quelque sorte l’idée que « ce lion se révèle être Achille qui bondit ». Enfin, malgré l’image que nous nous faisons du langage verbal, nous pouvons noter qu’il procède fréquemment comme le cinéma qui se contente de traces de prédication : quand un auteur écrit « le lion bondit », il utilise un article défini, anaphorique au sens linguistique, qui interroge le lecteur puisqu’il ne renvoie à aucun antécédent félin. Il faut alors pallier la lacune, percevoir l’animal comme le comparant d’un comparé déjà donné mais qui n’apparaissait pas comme tel, d’une personne en situation de « bondir » : l’article joue le rôle d’une copule mais d’une façon terriblement indéterminée, qui impose d’avoir créé au préalable les conditions d’une identification suffisante du comparé, d’avoir focalisé l’attention sur des traits potentiellement « félins » ou « bondissants », exactement comme Eisenstein doit veiller à créer l’attente du visage de Kerenski avant de montrer la tête du paon, ou veiller à souligner les points communs entre le plan du chef d’orchestre et celui du parrain ouvrier. La syntaxe de la phrase où apparaît la métaphore in absentia nous informe finalement de bien peu de choses. Comme au cinéma, il y a surtout dans le texte les traces d’une prédication implicite. Et s’il se révèle trop elliptique, comme certains poèmes de Mallarmé, le risque est réel de manquer totalement le sujet de la prédication métaphorique.

La métaphore comme multiplicité de syntagmes

L’analyse d’une phrase isolée de son contexte, comme celle prêtée à Homère, ne nous mène pas loin : elle favorise inlassablement le modèle substitutif, celui du trope, et nous fait tomber au mieux, comme on vient de le voir, sur un modèle prédicatif proche de la métaphore du troisième type, à trois termes (le héros, le lion et le courage ou, à la place de celui-ci, sa qualité « bondissante »). Il faut donc restituer le contexte et dégager ainsi un modèle à quatre, six, huit termes, etc. Ce n’est plus un énoncé implicite qui apparaît alors (du type « cet homme est un lion »), ou un double sujet 970 pour un même prédicat (« Achille » et « le lion »), mais autant de prédications différentes, porteuses de sens, qu’il y a de nœuds significatifs à l’analogie. Cette idée de structure profonde, avec une correspondance entre une double série d’objets de pensée, est d’autant plus nécessaire que la métaphore est par nature filée, qu’elle l’est potentiellement à chaque fois qu’elle est vive. Un tel modèle nous évite l’incertitude que connaît le groupe µ par exemple, qui n’arrive pas à trancher « entre deux solutions » pour « traduire » une métaphore, comme dans ce vers de J. Laforgue, « Le cœur me piaffe de génie » : la métaphore estelle « cœur = cheval » ou « palpite = piaffer » ? interroge le groupe µ.105 Pourquoi « les deux métaphores » ne seraient-elles pas possibles en même temps ? Pourquoi ne pas concevoir la métaphore comme deux énoncés parallèles, en partie implicites et explicites, nouant entre eux des liens multiples ? C’est d’ailleurs ce que propose le groupe de Liège, avec la phrase « Mon cœur palpite comme un cheval piaffe », mais après avoir proposé cette première « solution » à trois termes : « Mon cœur piaffe comme un cheval piaffe ». La gêne des auteurs apparaît de nouveau quelques lignes plus loin, pour les métaphores avec compléments de nom : dans « le cœur à musique », ils notent que « deux métaphores » se croisent, puisqu’on pense à « la boîte à musique » et au « cœur amoureux » : le besoin de « réduire » la métaphore, de déterminer un « degré zéro », les empêche d’adopter vraiment le modèle proportionnel. De même, on peut tester les limites du modèle aristotélicien avec la phrase suivante de Madame Bovary. Rodolphe vient de parcourir une boîte de souvenirs amoureux, en jouant à faire tomber en cascades les lettres comme d’autres le feraient avec de l’or. Il se montre étourdi par trop de souvenirs confus et, après avoir conclu intérieurement par « – Quel tas de blagues… », nous pouvons lire : Ce qui résumait bien son opinion ; car les plaisirs, comme des écoliers dans la cour d’un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n’y laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille.106 Peut-on réduire cette image à un seul de ses nœuds les plus apparents : les plaisirs-écoliers ? le cœur-pelouse ? le cœur-muraille ? Cela semblerait bien réducteur. L’intérêt de cette phrase, c’est justement le rapport complexe qui existe entre tous ses termes et que l’idée de métaphore par analogie peut nous aider à penser. Bien sûr, un certain flottement subsiste parfois. Le cœur en l’occurrence est apparemment comparé à des choses différentes : nous n’avons pas ici le degré d’explicitation de la phrase de Chateaubriand. 

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