LA PENSÉE VISUELLE, UN AUTRE RAPPORT AU MONDE

LA PENSÉE VISUELLE, UN AUTRE RAPPORT AU MONDE

Donner une définition exhaustive de la pensée est presque impossible tant sa conception dépend du prisme à travers lequel elle est regardée. Nous pouvons cependant citer Hansen-Løve (2000 : 336) qui donne une définition globale avec un regard philosophique non négligeable à une première approche du concept : « [la pensée est l’] ensemble des phénomènes produits par l’action de l’esprit employé dans un sens plus ou moins large, ce terme renvoie tantôt à toutes les manifestations de la conscience, quelle que soit leur nature (idées, sentiments, volontés…), tantôt aux seuls phénomènes de connaissance, par opposition aux sentiments et aux volontés en particulier » « […] comme moyen de se former des représentations de ce qui est en dehors de l’esprit, elle se distingue du monde extérieur. On notera que le même terme désigne la faculté dans son ensemble (la pensée) ou un élément ou produit de cette faculté (une pensée). » Au sein même de cette définition, nous remarquons que la pensée présuppose et met en scène deux entités différentes : (i) l’individu dans le sens où, par une activité de l’esprit, il « pense » à certaines choses du monde, il émet un jugement sur ce qui l’entoure, et (ii) la collectivité comprenant la pensée comme un phénomène partagé par plusieurs individus, comme on peut le voir employé dans des formulations telles que « la pensée marxiste » ou encore « la pensée médiévale ». Cette distinction est intéressante pour notre propos qui est de savoir si la pensée est consubstantielle à la langue (diffusée à l’ensemble d’une collectivité) ou à l’individu. De cette interrogation en découle une autre, difficile à appréhender : peut-on par une étude sur le système linguistique dégager des conclusions sur la façon de penser d’une communauté linguistique ? Dit autrement, est-ce que Page 8 sur 82 l’analyse de la modalité visio-gestuelle de la langue des signes peut nous faire dire que les Sourds pensent en images ?

Objectifs généraux

Pour bien commencer cette étude, arrêtons-nous un instant sur les modalités écartées de ce mémoire afin de nous concentrer sur un objet précis. Tout d’abord, ce mémoire est une mise en relief du terme de « pensée visuelle » soumis ici à une clarification conceptuelle. Nous nous efforcerons donc de répondre autant que possible aux questions qui vont naître. Ensuite, étant donné que nous œuvrons à construire une base solide suite aux problématiques soulevées, ce qui va suivre n’est pas une analyse de faits récoltés sur le terrain. Notre premier objectif, en lien avec les questions présentées en introduction, est d’étendre notre connaissance sur l’importance de l’utilisation d’une pensée visuelle pour l’interprétation français/LSF sans qu’il ne soit question ici d’étayer cette réflexion par une analyse de corpus. Ce mémoire se focalisera sur l’interprétation du français vers la LSF. Acquérir une seconde langue parfaitement est un processus complexe et un travail de longue haleine pour assimiler toutes les subtilités, les finesses et le mode de pensée de la langue en question. Un premier obstacle se dresse : il est souvent plus difficile de traduire vers la langue acquise que de traduire vers sa langue maternelle. Un interprète en langues vocales3 travaille, en générale, depuis sa deuxième langue vers sa langue maternelle. L’ILS, quant à lui, traduit majoritairement du français vers la langue des signes, principalement en raison de son statut de langue minoritaire qui fait face à des difficultés de reconnaissance. Cependant, très peu d’ILS ont la LSF comme langue maternelle. Penser dans une langue étrangère est donc un acte délicat et complexe. Cependant, il est essentiel pour l’interprète, quelle que soit la modalité, vocale ou signée, des langues en présence. Le présupposé, comme nous l’avons déjà un peu présenté en introduction, est que les Sourds, plus précisément les signeurs, sont visuels. Néanmoins, comment peut-on en être sûr si tant est qu’il soit possible d’accéder à la matérialité de la pensée ? D’où la question posée au début de l’introduction. Et si c’est une certitude, comment peut-on l’acquérir ? Cette affirmation donnée sans trop d’explications dans les cours de langue des signes nous laisse perplexe. Ne faut-il pas définir ce qu’est la pensée visuelle avant d’affirmer un mode d’être dont les conséquences portent sur tout l’apprentissage, les représentations autour de cette langue par rapport aux autres langues et engagent des enjeux en termes de qualité d’interprétation ? Ces premières interrogations démontrent bien un glissement dans la réflexion : si le mode de pensée est consubstantiel à la 3 Le terme de langue « vocale » s’oppose à celui de langue « signée ». Le terme de langue « orale » ne sera pas employé puisqu’il s’oppose à celui de langue « écrite ». Page 9 sur 82 langue alors cela relève d’une thématique liée à l’acquisition et non liée à l’existence de cette pensée (qui se situe plus au niveau de l’individu). Le premier et le deuxième chapitre développeront ce deuxième objectif, plutôt dense à comprendre à ce stade de l’analyse. En filigrane, se dessine la question de l’influence du langage sur la pensée. Avant tout il est nécessaire de comprendre que l’utilisation du langage vise plusieurs objectifs dont un qui nous intéresse plus particulièrement ici : la communication. Dans la mesure où l’ILS intervient pour des problèmes de langues (les personnes en présence ne parlent pas la même langue quel que soit la modalité), le cœur de son métier est guidé par des questions de communication et d’interaction entre les individus. La définition de la communication qui sous-tend notre raisonnement est tirée de Degueldre (2002 : 60) : « La communication peut donc être décrite comme étant un processus de reconnaissance par inférence des intentions de la personne qui communique. » Ainsi, notre propos pourrait basculer vers la question de l’utilisation des moyens de communication visuels plutôt que de vouloir à tout prix utiliser cette forme de pensée que peu de personnes arrivent à expliquer clairement. Enfin, nous mettrons une attention particulière à définir le concept d’image et de représentation, un moment important pour ne pas tomber dans le piège d’admettre l’existence d’une pensée visuelle en LSF parce que la langue des signes est perçue visuellement. En effet, lorsqu’en langue des signes, nous produisons le signe lexical [TABLE] ou [ELEPHANT], l’animal ou l’objet n’est pas réellement devant nous. Percevoir un objet du monde et percevoir un signe (comme faisant référence à autre chose que lui-même) sont deux opérations cognitives de valeur différentes. Dans le vocabulaire des tuteurs interprètes, « pensée visuelle » s’utilise davantage pour encourager l’étudiant interprète à utiliser les transferts/prise de rôle4 afin de devenir pleinement le locuteur qui s’exprime. Ce détour par les mots nous servira de tremplin pour tester la pertinence et/ou l’obligation de l’utilisation des représentations mentales dans le processus interprétatif. 

Penseur visuel versus penseur verbal

Les écrits sur l’autisme attestent d’une forme de pensée visuelle opposée à une pensée verbale. Grandin (2009), elle-même autiste, témoigne de l’utilisation de la pensée visuelle dans sa vie de tous les jours où les mots sont des images dans son esprit : « I think in pictures. Words are like a second language to me. I translate both spoken and written words 4 Une nuance doit être apportée quant à l’utilisation de ces deux termes car ils ne renvoient pas exactement à la même notion. Cf. § 2.2. Page 10 sur 82 into full-color movies, complete with sound, which run like VCR tape in my head. When somebody speaks to me, his words are instantly translated into pictures. Language-based thinkers often find this phenomenon difficult to understand but in my job as an equipment designer for livestock industry, visual thinking is a tremendous advantage. » Si le fait de penser avec des images fait l’objet ici d’une clarification conceptuelle, penser avec des mots n’est pas moins complexe pour autant. Selon cette définition, la pensée s’organise soit avec des mots, soit avec des images. Cependant, il semblerait que tout ne soit pas aussi tranché. Les mots de la langue peuvent être appréhendés de différentes manières : soit les mots forment des images dans l’esprit de celui qui parle/entend un discours et par la suite ces images se combinent entre elles, soit ils restent sous la même forme qu’ils ont été entendus, comme une trace ou encore sous forme de lettres qui se succèdent (pour les langues ayant un système d’écriture). D’où la dichotomie introduite déjà dans le titre de ce paragraphe entre penseur visuel et penseur verbal5 . Pour aller un peu plus loin, Donville (2010) explique que la pensée verbale est conceptuelle et consiste en un jugement de la part du sujet sur le monde perçu ; la pensée visuelle donne une vision du monde par le biais d’un sujet qui ne le juge pas mais constate ce qui s’y trouve. En s’appuyant sur Arnheim (1976), elle développe l’idée que la pensée verbale permet l’abstraction induite par la généralisation alors que la pensée visuelle ne généralise pas. Pour illustrer cet argument, si en me promenant dans la rue, je rencontre un chien et que par la suite je souhaite rapporter cette expérience, je vais pouvoir le faire en utilisant les mots disponibles dans la langue et avoir une image en tête de l’expérience que j’aurais vécue. Mais si je suis dans une conversation qui traite de l’abandon des chiens au moment de la période estivale, je ne vais pas obligatoirement avoir dans la tête l’image particulière du chien que j’aurais croisé quelques jours plus tôt. J’aurais certainement une image de chien à l’esprit mais celle ci sera générique, peu importe la race du chien, sa grandeur, sa couleur, etc. Au contraire, pour Grandin (1997 : 29) « le concept de chien est inextricablement lié à chacun des chiens qu[‘elle a] connus dans [sa] vie » et de même « [elle] n’a pas d’image générique de danois ». L’image mentale qui viendra à son esprit lorsqu’elle parlera ou pensera à un chien danois résultera du passage en revue de tous les chiens danois qu’elle aura rencontrés. Les souvenirs ont donc un très fort impact dans la conceptualisation du monde. Par opposition à la généralisation définit dans le Trésor de la Langue Française informatisé comme une « opération mentale qui consiste à former des idées générales en intégrant sous le même concept les caractères communs à 5 Il serait très intéressant de creuser la notion de pensée en fonction du couple d’opposition oral/écrit. Sa pertinence s’étendrait à une étude socio-culturelle et anthropologique de la communauté sourde dont la langue ne possède pas de système d’écriture. De plus, notons que le terme de pensée verbale n’est pas plus explicite que celui de pensée visuelle. Il est restrictif envers ceux qui n’ont pas encore accès à une langue comme les nourrissons. Que signifie penser avec des mots pour des langues avec écriture, sans écriture ou lorsque nous avons pas encore de langue ? Cette distinction nous ouvre les portes des limites sur la conception des interactions entre pensée et langage. plusieurs objets singuliers », les penseurs visuels fonctionnent par association. Les processus cognitifs mis en place pour traiter l’information ne sont pas les mêmes, les données doivent être perçues individuellement et de manière singulière avant de pouvoir atteindre une idée générale. Cependant, le penseur visuel a accès à l’abstraction car, comme le mentionne Grandin (1997), si cela est plus difficile, un moyen de comprendre des termes comme paix ou honnêteté est de les associer à des images concrètes si bien « [qu’]une image visuelle ou un mot est relié à une expérience » 6 . Ainsi, l’honnêteté est représentée pour Grandin (1997) par une femme qui a rendu son porte monnaie – avec tout l’argent qu’il contenait à la personne qui l’avait perdu. De ce point de vue-là, il est très difficile de sortir d’une forme d’intériorité très personnelle et subjective car les mots sont d’emblée dénués de sens. Pour qu’ils prennent sens, ils doivent être reliés à une situation concrète symbolisée par une image mentale finale emmagasinée dans la mémoire.

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *