La « troisième révolution du livre »

La « troisième révolution du livre »

L’informatisation de la société et la numérisation de l’information ont engendré une « troisième révolution du livre ». Le livre numérique offre des possibilités inédites d’enrichissement et d’augmentation qui voient s’affronter deux modèles, l’un ouvert ou l’autre fermé. Entre clôture et ouverture, le livre augmenté ouvre un nouvel espace textuel et sensoriel. — Everyday science and mechanics, 1935 Anticipation de l’ebook comme dispositif transmédiatique La « troisième révolution du livre » A. Laborderie — Le Livre augmenté — Université Paris-VIII – 114 Introduction de la 2 e partie Pour les historiens du livre, le passage du volumen au codex marque une « première révolution du livre », où changent à la fois la forme du livre et ses usages. La « deuxième révolution du livre » est celle de l’imprimerie et de l’industrialisation des formats : si le livre ne change pas de forme, ses usages s’en voient profondément renouvelés, avec une sécularisation des savoirs et une diffusion plus large du livre dans la société. La « troisième révolution du livre » est celle de l’informatique et du numérique où, avec l’avènement de nouveaux supports médiatiques, changent en même temps formes, usages et formats. Alors que le livre imprimé est un objet relativement stable et normé, qui a connu des évolutions techniques au cours des siècles sans véritablement changer de forme, le livre numérique connaît plusieurs formes et formats qui ne sont pas encore fixés. Dans ce paysage mouvant d’objets polymorphes, nous distinguerons trois types de livre numérique — le livre homothétique, le livre-application, le livre-web — que nous appréhenderons en tant qu’objet, format et concept afin d’en marquer les proximités et les différences. Nous verrons que deux conceptions s’opposent : – un modèle fermé, hérité de l’imprimé, qui est celui du format EPUB et que privilégie l’édition généraliste ; – un modèle ouvert, issu de la TEI 97, qui est celui privilégié par l’édition numérique scientifique, notamment critique. Ces deux modèles participent de la définition du livre numérique. Ils posent la question des frontières du livre dans l’espace numérique et de sa clôture. Nous reviendrons ensuite sur deux expressions, « livre enrichi » et « livre augmenté », qui caractérisent les innovations en matière de livre numérique, pour tâcher de les différencier et expliciter les deux concepts que sont l’enrichissement et l’augmentation. Nous verrons que l’enrichissement est une pratique issue du livre, et plus particulièrement de l’édition critique, et qu’elle concerne le texte, les contenus et les données, tandis que l’augmentation nous apparaît comme un concept propre à la civilisation numérique : c’est une technologie des médias informatisés qui permet de prolonger l’œuvre au-delà du livre par des pratiques transmédiatiques et multisupports. L’augmentation propose des extensions virtuelles du livre, sur le web ou par des applications de réalité virtuelle (RV) ou augmentée (RA). Les médias informatisés modélisent un livre augmenté, où mutent conjointement supports, formes, contenus et usages. Le concept d’augmentation questionne fondamentalement l’avenir du livre. Il nous importe de dialectiser notre propos par une approche critique : le 97 Text Encoding Initiative. En savoir plus : www.tei-c.org A. Laborderie — Le Livre augmenté — Université Paris-VIII – 115 livre augmenté n’est-il pas un livre diminué ? La question est pour nous structurante : où est l’augmentation ? pour quelle réduction ? Qu’allons-nous perdre et, une fois conscient de cette perte, acceptons-la pour se demander où est, où pourrait être l’augmentation, dans les questions théoriques auxquelles nous tâcherons de répondre : celle du livre en tant qu’objet, du texte en tant que « surface phénoménale de l’œuvre » (Barthes, 1974), de la lecture en tant que processus de construction du sens. Il s’agira pour nous de dépasser la réduction pour explorer les potentialités de l’augmentation et formuler nos hypothèses. Au-delà des formes innovantes et des technologies mises en œuvre, nous montrerons que le livre augmenté ouvre un nouvel espace textuel et sensoriel que nous caractériserons à travers les notions d’interactivité, de multimédia, de multimodalité et de réseau. 

Du livre électronique au livre augmenté

La « troisième révolution du livre » est celle de l’informatique et du numérique. Elle impacte non seulement les formes et les usages du livre, mais l’ensemble de la chaîne de production et de diffusion, jusqu’à changer de paradigme et renouveler le concept même de livre. 2.1.2. Un changement de paradigme On date communément la naissance du livre électronique aux premiers textes numérisés par Michael Hart en 1971 pour le projet Gutenberg 98. Ce fut alors un enjeu de conversion des textes en langage informatique binaire et de leur circulation entre ordinateurs en réseau. Le livre se trouvait réduit à des données sans autre matérialité de forme que celle des lignes de code ASCII. Avec l’apparition des premières liseuses à la fin des années 1990 99, le livre électronique disposait d’un support mobile lui permettant de s’affranchir de la contrainte matérielle de l’ordinateur, tandis que se constituaient des grandes bibliothèques numériques telles que Gallica, en ligne depuis 1997. À partir des années 2000, l’expression « livre numérique » se substitue à celle de « livre électronique » pour désigner une filière qui commence à se structurer 100. Ce changement de vocabulaire ne marque pas seulement une distinction d’ordre historique ou technique, elle atteste d’un changement de paradigme. Avec le numérique se met en place un véritable « système technique » pour reprendre l’expression de Bertrand Gille, dont le livre numérique se présente comme une des « filières techniques » : au-delà numérisation des textes et du changement de support, c’est tout un processus à la fois technique, industriel, social et culturel, de production et de transmission des savoirs qui substitue à l’« ordre des livres » cher à Roger Chartier, un « ordre des algorithmes » caractérisé notamment par le passage du modèle de l’édition à celui de l’éditorialisation. Alors que le terme de « livre numérique » est officiellement recommandé en 2012 101, on observe parfois la survivance de l’expression « livre électronique », ce qui est symptomatique du paysage actuel, en pleine transition sans toujours prendre la mesure de la mutation en cours. Avec le livre-application Candide et le livre-web Odyssée, nous avons voulu prendre en compte cette évolution qui touche à la fois les technologies, les formes et les usages. En nous appuyant sur notre expérience concrète, nous avons cherché à dépasser certaines conceptions théoriques qui, bien que fondées historiquement, nous paraissent limitées parce qu’elles ne prennent pas suffisamment en compte la dimension technique du numérique. Ce sont en effet les technologies qui repoussent les frontières du livre, alors même que celles-ci se renouvellent en permanence, s’actualisant ou disparaissant au gré des stratégies industrielles et commerciales des principaux acteurs du marché. D’où la nécessité de mettre en place des standards et des normes qui assurent au livre numérique une certaine stabilité et pérennité. 

L’ère des incunables numériques 

Plusieurs types et formes de livres numériques cohabitent avec des livres imprimés qui connaissent eux aussi une grande diversité de facture, de format et d’usage. Notre époque atteste d’une mutation des supports et des formes du livre, lesquels coexistent avec les supports et formes précédentes. Aussi considérons-nous les livres numériques actuels comme des objets de transition que l’on pourrait qualifier « d’incunables numériques » car la plupart d’entre eux cherchent à reproduire la forme codex et à intégrer les codes de l’imprimé au plus près des usages du livre en papier. Si le livre est désormais numérique, le livre numérique peine à s’imposer : en France, il ne représentait que 6,5 % du chiffre d’affaires des éditeurs en 2015 102, toutefois en progression de 1,5 %. Cela peut s’expliquer par le peu d’appétence des éditeurs traditionnels dont le modèle économique repose sur le livre imprimé et qui voient dans le livre numérique la menace d’une perte de contrôle, à la fois sur les contenus et sur la diffusion. Pour autant, l’évolution des usages, qui privilégient la lecture numérique sur ordinateur et supports mobiles, laisse à penser que, pour les générations à venir, le modèle du livre numérique pourrait s’imposer, si tant est que les obstacles en termes de format et d’interopérabilité soient levés. La dissociation du support et des contenus autorise en effet différents formats du livre numérique, dans des logiques de marques qui cherchent à privatiser un modèle pour l’imposer et s’en assurer le contrôle à l’exemple d’Apple ou 102 Selon les chiffres du Syndicat national de l’édition. Consultable en ligne : http://www.sne.fr/enjeux/chiffrescles/#sne-h-12-l%E2%80%99edition-numerique A. Laborderie — Le Livre augmenté — Université Paris-VIII – 118 d’Amazon, malgré la volonté des instances internationales comme le W3C (World Wide WebConsortium) et l’IDPF de proposer un standard (EPUB). Dans l’actuelle diversité de formes et de formats, nous distinguerons trois types de livre numérique qui témoignent de son évolution : le livre homothétique, le livre-application, le livre-web.

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