Le « néo-classique » en danse usages et histoires d’une catégorie

 Le « néo-classique » en danse usages et histoires d’une catégorie

Lors d’une journée d’étude intitulée « Du tutu à l’académique, de la posture classique à la revendication néo-classique ? », organisée au Centre National de la Danse de Pantin le 22 janvier 2019, le chorégraphe « néo-classique » Thierry Malandain, directeur du Centre Chorégraphique National de Biarritz, engagea avec humour la discussion en énonçant d’emblée que, selon lui, « le néo-classique n’exist[ait] pas1 .» Dans son ouvrage Cendrillon, carnet de création, il consacre d’ailleurs plusieurs pages à questionner ce qualificatif qui lui fut accolé dès ses premières créations dans les années 1980. Reprenant (en la détournant) l’expression de Jean-Paul Sartre selon laquelle « nommer, c’est faire exister2 », il soutient que la danse néo-classique n’existe pas en soi. Elle n’aurait d’autre consistance que celle d’une étiquette forgée par la presse et les institutions, sans réelle pertinence esthétique : le mouvement artistique auquel j’appartiens porte le nom de « néoclassique ». Au vrai, pour ne pas explicitement transplanter l’Antiquité dans les temps modernes ni revendiquer une restauration des valeurs incarnées par la « belle danse » du XVIIe siècle, il me semble que cet attribut national et aujourd’hui daté ne signifie pas grand-chose3 . Pour formuler cette critique, Thierry Malandain s’appuie sur le sens que prend la notion de néo-classique dans l’histoire et la pensée des arts, où elle désigne des courants, des styles ou des œuvres qui entendent renouveler la création artistique en s’inspirant d’une époque classique (parfois plus précisément de l’Antiquité classique), séparée de leur présent par une période intermédiaire. Or, l’adjectif néo-classique prendrait une tout autre signification lorsqu’il s’applique à la danse, rendant selon le chorégraphe son emploi peu légitime. De plus, Thierry Malandain suggère que ce terme est plus spécifique à un pays (la France) et à un moment donné de l’histoire de la danse (les années 1980). Les propos du chorégraphe engagent ainsi à examiner plus avant la notion de danse néo-classique, quant à son histoire, sa consistance conceptuelle et ses usages. Où et quand ce terme est-il apparu ? Qui l’emploie, dans quels sens et à quelles fins ? Pourquoi serait-il « aujourd’hui daté » ?

Une catégorie mal pensée

Un préfixe qui ne dit rien. Tout au long de son histoire, la « danse classique » a reçu de nombreux synonymes, par exemple les termes de ballet, de danse d’école ou de danse académique. Au sein de cette constellation, la « danse néo-classique » occupe cependant une place particulière : en effet, le préfixe « néo » indique un écart avec la danse classique. D’après le Dictionnaire de la Danse, le néo-classique serait une « conception de la danse classique qui se développe au XXe siècle4 » : Actualisation régulière de la tradition académique héritée des siècles précédents, la danse néoclassique s’affirme comme un langage vivant du XXe s., tentant de rendre compte de la complexité des mutations et de la profondeur des fractures qui le traversent5 . Cet article définit la danse néo-classique selon des critères à la fois historiques et esthétiques, qui justifient à plusieurs titres de la distinguer de la danse classique. Elle naîtrait au début du XXe siècle, avec les Ballets Russes de Serge Diaghilev6 , et se déploierait dans les décennies suivantes, portée par des chorégraphes issus des Ballets Russes, comme Michel Fokine, Bronislava Nijinska, George Balanchine ou Serge Lifar. Selon les autrices : elle débouche dans la seconde moitié du XXe s. sur la naissance d’une « danse classique contemporaine » qui se caractérise par des métissages variés faisant appel à des formes empruntées aussi bien à la danse jazz, aux techniques modernes qu’au folklore mondial ou à l’acrobatie.Les chorégraphes des générations suivantes, comme Jerome Robbins, Maurice Béjart, Mats Ek ou Thierry Malandain, ne seraient ainsi pas à proprement parler néo-classiques, mais plutôt « classiques contemporains ». D’après cet article, la danse néo-classique constitue donc un moment historique circonscrit (allant des Ballets Russes jusqu’à la seconde guerre mondiale), que particularisent plusieurs traits esthétiques. Les chorégraphes néo-classiques des Ballets Russes seraient d’abord identifiables à leur volonté de rupture avec la danse classique de la fin du XIXe siècle (en particulier avec les ballets de Marius Petipa), qui aurait donné « à la danse classique son aspect quasi définitif8 », tout en glissant au début du XXe siècle vers une « image stéréotypée ». En cela, le néo-classique viendrait après le classique, mais aussi contre une certaine danse classique. Ces « préoccupations esthétiques qui diffèrent de celles des chorégraphes du XIXe siècle » se traduiraient par plusieurs traits formels singularisant le néo-classique : la création de « formes angulaires9 » rompant avec l’esthétique de la ligne courbe ou allongée que privilégiait jusqu’alors le ballet ; un déplacement du « référentiel d’espace » orthogonal par un travail sur la sortie du corps hors de l’axe vertical, sur l’horizontalité et sur les déséquilibres ; l’intégration de positions en-dedans10 et une « mis[e] à contribution » expressive du corps entier, y compris du visage. Toutes ces innovations apparaîtraient notamment dans le pas de deux, figure d’expérimentation privilégiée du néo-classique, et seraient mises en valeur par « l’usage régulier du justaucorps » ou de l’académique, qui se substitue sur scène au tutu. Enfin, du point de vue de la structure du ballet, « l’apparition du ballet à thèse ou d’atmosphère » romprait avec le modèle du ballet narratif. C’est donc toute une « mutation du référentiel technique et esthétique11 » classique qu’opérerait la danse néo-classique. Cependant, cette définition pose plusieurs problèmes, aussi bien conceptuels qu’historiques et esthétiques. Tout d’abord, elle laisse demeurer une incertitude quant à la nature exacte du rapport entre danses classique et néo-classique, et donc quant au statut du néo-classique : rompt-il avec le classique, ou bien le fait-il évoluer ? Dans la seconde hypothèse, est-il un « nouveau classique », s’inscrivant dans la continuité du classique mais ayant la consistance d’une danse à part entière, ou bien n’est-il qu’une des formes historiques de la danse classique ? À l’article « danse classique » du même dictionnaire, on peut en effet lire que « les chorégraphes des Ballets Russes de Diaghilev et ceux de style néoclassique […] créent un langage classique qui perpétue le classique tout en l’élargissant12 », ou encore : Art vivant, la danse classique ne cesse de s’enrichir, assimilant au fil des siècles de nouveaux apports (notamment, au XIXe s., la technique des pointes), et évoluant vers de nouveaux concepts : ainsi, les notions de néoclassique et de classique du XXe s. en font désormais partie intégrante.

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