La métaphore stupéfiante le surréalisme et l’analogie

La métaphore stupéfiante le surréalisme et l’analogie

La théorie surréaliste de la métaphore est connue, quant à elle, un peu trop connue même : C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit des deux termes qu’a jailli une lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment sensibles. La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue ; elle est, par conséquent, fonction de la différence de potentiel entre les deux conducteurs. Lorsque cette différence existe à peine comme dans la comparaison, l’étincelle ne se produit pas. Or, il n’est pas, à mon sens, au pouvoir de l’homme de concerter le rapprochement de deux réalités si distantes.1 Dans le même Manifeste de 1924, une page plus loin, évoquant « les types innombrables d’images surréalistes » et ajournant leur classement, André Breton ajoute : Pour moi, la plus forte est celle qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle que l’on met le plus longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit curieusement dérobé, soit que s’annonçant sensationnelle, elle ait l’air de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son compas), soit qu’elle tire d’elle-même une justification formelle dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit qu’elle implique la négation de quelque propriété physique élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire. C’est d’ailleurs toute cette phrase qui est reprise dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme, à l’article « Image ».2 Cette idée de la métaphore comme rapprochement quasi automatique, presque mécanique, de deux réalités distantes a fait date. Elle est depuis longtemps dans tous les esprits. Aussi a-t-elle joué un rôle clef dans les débats ultérieurs, jusqu’aux débats les plus contemporains. C’est évidemment cette conception qui nous retiendra ici. Son lien avec l’écriture automatique est apparent : Breton rejette, juste avant la première citation, l’idée d’une « préméditation » de l’image. Les Champs magnétiques sont d’ailleurs cités, une page plus haut encore. Mais, avant d’entrer dans ce débat-là, quelques précisions. Il faut d’abord noter que le lien entre la métaphore et l’hallucination n’est pas si anecdotique qu’il en a l’air, dans la seconde citation. La « définition » de la métaphore s’insère en effet dans un développement sur la nature stupéfiante du surréalisme : celui-ci est clairement comparé à l’opium et au haschisch, à travers la référence aux paradis artificiels baudelairiens. Et Breton d’ajouter : « le surréalisme se présente comme un vice nouveau, qui ne semble pas devoir être l’apanage de quelques hommes ; il a de quoi satisfaire tous les délicats », avant d’écrire : Il en va des images surréalistes comme de ces images de l’opium que l’homme n’évoque plus, mais qui « s’offrent à lui, spontanément, despotiquement. Il ne peut pas les congédier ; car la volonté n’a plus de force et ne gouverne plus les facultés » (Baudelaire). Reste à savoir si l’on a jamais « évoqué » les images. Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle « deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne se fait pas, voilà tout.Mieux encore, si l’on peut dire : ce développement sur le caractère stupéfiant du surréalisme et, par voie de conséquence (mais par excellence), de la métaphore, s’insère lui-même dans un développement sur le langage tourné tout entier contre la fonction de communication et en particulier contre le dialogue. Contre le « plaisir dialectique » de celui-ci, Breton promeut ainsi le soliloque comme la « vérité absolue » du dialogue. Puisque, dans l’échange verbal, chacun des deux interlocuteurs « poursuit simplement son soliloque », le Manifeste fait mine de discerner, dans cet exercice libre de la « discussion », dans ce « langage sans réserve », une libération des plus complètes : libération des enjeux de pouvoir qui peuvent s’exprimer dans le conflit d’idée, quand ils se doublent d’un conflit d’ego, libération de la rationalité ou encore dégagement des contraintes de la politesse. Autrement dit, il y aurait là, dans cette réhabilitation du soliloque, dans cette contestation du dialogue, une pratique révolutionnaire – qui se justifie notamment, mais pas exclusivement, on le voit ici, par une meilleure connaissance de soi-même.3 Quant à la différence proposée plus haut entre comparaison et métaphore, je ne crois pas nécessaire de la retenir, même si l’article de Genette y fait écho, par exemple : elle m’apparaît très secondaire chez Breton. Une page plus loin, juste avant la liste « à la Prévert » des différents types d’images surréalistes, celle que nous avons citée plus haut, qui est reprise dans le Dictionnaire abrégé, il évoque d’ailleurs la « commune vertu » de ces images, qui incluent de fait la métaphore in absentia et la comparaison. En 1947, dans « Signe ascendant », il écrit même : Au terme actuel des recherches poétiques il ne saurait être fait grand cas de la distinction purement formelle qui a pu être établi entre la métaphore et la comparaison. Il reste que l’une et l’autre constituent le véhicule interchangeable de la pensée analogique et que si la première offre des ressources de fulgurances, la seconde (qu’on en juge par les « beaux comme » de Lautréamont) présente de considérables avantages de suspension. Il est bien entendu qu’auprès de celles-ci les autres « figures » que persiste à énumérer la rhétorique sont absolument dépourvues d’intérêt. Seul le déclic analogique nous passionne : c’est seulement par lui que nous pouvons agir sur le moteur du monde. Le mot le plus exaltant dont nous disposions est le mot COMME, que ce mot soit prononcé ou tu. C’est à travers lui que l’imagination humaine donne sa mesure et que se joue le plus haut destin de l’esprit. Aussi repoussons-nous dédaigneusement le grief ignare qu’on fait à la poésie de ce temps d’abuser de l’image et l’appellerons-nous, sous ce rapport, à une luxuriance toujours plus grande.

Breton relisant Reverdy

Cette conception de la métaphore n’est pas propre à Breton, bien sûr. On relève chez Kroutchenykh par exemple, en 1913, le conseil de recourir à différents types d’incorrections, et notamment à l’« incorrection d’ordre sémantique », en particulier celle de la « comparaison inattendue », comme dans « ils tapent avec la flamme du tisonnier ».5 On trouve chez Tzara le même procédé et, plus largement, le recours à une poétique du hasard qui, comme chez Breton, s’applique entre autres à la métaphore. Il y a donc dans la conception surréaliste une dette évidente à l’égard des avant-gardes antérieures : le mouvement dada semble avoir joué pour les surréalistes le rôle que le cubo-futurisme a joué pour les avant-gardes russes des années 1920. À la négativité « pure » succède d’ailleurs, dans les deux cas, une certaine « positivité » : Ribemont-Dessaignes relève par exemple, dans Déjà jadis, un certain retrait du surréalisme par rapport à la négativité de Dada, comme Gérard Conio le fait pour le suprématisme ou le constructivisme par rapport au cubofuturisme.6 De ce point de vue, on pourrait dire que le surréalisme tente de réconcilier ses différents héritages. Il y a en effet, dans l’éloge immodéré de la métaphore, une dette du surréalisme à l’égard du symbolisme. La référence à Baudelaire est assez éloquente. C’est une authentique passion d’époque, une passion qui perdure. On pourrait citer à ce propos l’ultraïsme dont fit partie Jorge Luis Borges. Le jugement rétrospectif de celui-ci est sévère : « Le mieux, c’est d’ignorer totalement l’ultraïsme ». C’est un mouvement littéraire, dit-il, « qui a commencé en Espagne : on voulait imiter des poètes, je ne sais pas, dans le genre de Pierre Reverdy. On voulait imiter Apollinaire, le Chilien Huidobro. Une théorie, théorie que je trouve à présent tout à fait fausse, voulait réduire la poésie à la métaphore et croyait à la possibilité de faire des métaphores nouvelles. Eh bien, j’ai cru, ou j’ai tâché de croire, à ce credo littéraire. Je le trouve maintenant tout à fait faux ! Je ne vois aucune raison pour supposer que la métaphore soit le seul artifice littéraire possible ». Puis le même d’ajouter, toujours dans ses entretiens avec Georges Charbonnier : « On ne voulait trouver que des métaphores nouvelles. Malheureusement pour nous il y avait déjà à Buenos Aires un poète, Leopoldo Lugones », qui avait publié un livre, en 1909, qui « avait prêché et pratiqué la même chose : l’idée de renouveler les métaphores ». Et quelques lignes plus loin encore : « Quand on veut faire des nouvelles métaphores, on invente des affinités qui n’existent pas. On n’a pas d’autre résultat que d’étonner ou d’agacer un peu le lecteur ».7 Je ne crois pas nécessaire d’insister, ou de discuter ici le projet ultraïste. Ce qui m’intéresse, c’est surtout cette désillusion rétrospective comparable à celle des avant-gardes russes, désillusion qui peut également saisir le lecteur devant certaines métaphores surréalistes, les plus authentiquement stupéfiantes. On voit ainsi combien ces théories littéraires et artistiques des années 20, le surréalisme exemplairement, reposant sur une confiance excessive dans la métaphore, ont pu préparer les critiques ultérieures. Il y a quelque chose d’évidemment trompeur en effet dans cette recette de la métaphore stupéfiante, dont l’étincelle résulterait du contact « en quelque sorte fortuit » de deux réalités le plus éloignées possible, que l’on perçoit mieux aujourd’hui, avec le recul. Certes, l’image de l’arc électrique, avec ses deux électrodes, exprime clairement la nature double de la métaphore in absentia. Mais le danger vient du problème de la motivation métaphorique : sous prétexte que la signification d’une métaphore ne préexiste pas toujours, pas complètement – et l’on retrouve là des préoccupations formalistes – c’est-à-dire, en l’occurrence, qu’elle déborde toujours de sa « traduction », qu’elle possède une charge implicite qui peut surprendre jusqu’à son auteur, Breton suggère que rien n’est concerté dans les métaphores les plus riches, qu’une part majeure de leur signification naît hors du contrôle conscient de l’auteur, que ce soit son inconscient qui parle à sa place, ou que l’interprète y projette ses propres significations. Cette conception provocante, qui visait à libérer la métaphore de sa conception rhétorique traditionnelle, celle de l’illustration expressive mais finalement assez vaine d’une idée préconçue, qui visait à ouvrir de nouvelles voies poétiques, a atteint trop imparfaitement son objectif. Ou, plus exactement, elle a produit des effets pervers assez conséquents, elle a renforcé entre autres l’idée d’un jeu rhétorique plutôt vain, d’un procédé poétique dénué d’enjeu en termes de signification. S’il y a souvent une part de malentendu dans la conception de la métaphore surréaliste, comme l’a montré par exemple Michael Riffaterre dans « La métaphore filée dans la poésie surréaliste », en soulignant la profonde logique sousjacente des métaphores dans la poésie de Breton ou d’Éluard, logique essentiellement verbale, formelle, qui ne nécessite pas de faire appel prioritairement à la « logique » de l’inconscient, cela est dû en grande part à de sérieuses ambiguïtés dans le propos même d’André Breton. 

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