La mort un phénomène social

La mort un phénomène social

Nombreux sont les facteurs susceptibles d’avoir un impact sur la santé, et in fine, sur la durée de vie. Il est même illusoire, irréalisable, voire prétentieux de s’évertuer à inventorier tous les paramètres – sociologiques, psychologiques, environnementaux, familiaux, socio-historiques ou biographiques, médicaux, biologiques, etc. – qui, par leurs actions isolées ou conjuguées, façonnent l’individu, participent de la construction, ou, au contraire, de la dégradation progressive, parfois brutale, de sa santé. Nous nous sommes donc attachés, dans une perspective sociologique, à dégager des grandes tendances en matière de mortalité, à identifier les facteurs sociaux, les causes sociales pouvant rendre compte du problème de la mortalité différentielle, pouvant permettre de lever le voile sur la façon dont se construit l’inégalité devant la mort2 . La statistique de la mortalité différentielle, certes, éclaire le vivant, mais c’est seulement en observant scrupuleusement la vie, en s’intéressant aux hommes, à leurs pratiques et à leurs conditions d’existence, que l’on peut mieux saisir la mort et son caractère – sa dimension – profondément inégalitaire. Car celle-ci n’a peut être pas plus de secrets à nous révéler que la vie…Ainsi, nous avons vu dans quelles mesures le travail (conditions dans lesquelles il s’exerce), la précarité, l’inactivité, le chômage, le niveau de formation (obésité et niveau d’instruction, par exemple), les modes de vie, l’habitat, l’environnement, ou encore la situation familiale (vie sociale, soutien, intégration/régulation…) exerçaient des effets propres sur la longévité. Les individus et les groupes sociaux, on l’a vu, sont inégaux devant les risques de mortalité imputables à un ou plusieurs de ces facteurs ; il en ressort donc une inégalité sociale devant la maladie, au détriment des classes dominées. Les catégories sociales défavorisées, fragilisées par leurs conditions d’existence et pouvant difficilement se soustraire à nombre de facteurs de risque, sont donc davantage soumises à un ensemble de causes qui peuvent, à plus ou moins brève échéance, conduire à la pathologie. On peut donc parler, en ces termes, d’une inégalité sociale face à la morbidité (indiquant une plus grande vulnérabilité). Les conditions de travail sont plus nocives, plus risquées pour les salariés exécutants ; le chômage et l’inactivité, à l’origine de divers maux, restent une affaire de travailleurs pauvres et sous-qualifiés ; l’obésité – et toutes les complications qui en découlent – est une maladie sociale par excellence, symptomatique des classes populaires (sans parler des comportements à risques : addictions…); l’insalubrité, l’inconfort et l’étroitesse des logements ont également des répercussions sur l’état de santé des plus démunis, sans compter les risques liés au manque d’intégration et de régulation, à la perte de ressources sociales (et affectives…), de capital social, qui concernent aussi, pour bonne part, ces catégories de population. Le constat de l’inégalité sociale devant la mort, une fois dressé, débouche aussi sur un phénomène assez paradoxal, même étonnant, qui rappelle un peu l’histoire du serpent qui se mord la queue. Voyons lequel. Les catégories du bas de l’échelle sociale étant les plus fragilisées, les plus soumises aux risques de maladies et aux agents pathogènes, la logique voudrait que ce soit aussi elles qui bénéficient en premier lieu – urgences, besoins obligent ! – du système de soins. Plus malades, plus lourdement frappées par les pathologies les plus graves (cancers, maladies cardiovasculaires…), elles devraient donc davantage profiter de l’offre médicale… Or il n’en est rien. Les groupes sociaux les plus vulnérables et les plus malades sont aussi les moins bien soignés ! Comme on l’a vu, les individus appartenant aux classes défavorisées, donc ceux qui auraient le plus besoin de recourir aux soins, sont ceux dont la propension à se soigner est la plus faible, pour des raisons à la fois économiques, géographiques et socioculturelles. Il y a donc un réel décalage entre l’offre médicale et les besoins en termes de soins, la distance avec le monde de la médecine, préventive ou curative, variant en raison inverse des besoins : plus on est malade, plus il est difficile de se soigner, moins on est malade, plus cela parait évident, accessible, nécessaire. Ce paradoxe s’apparente quasiment à une forme de loi sociale, que l’on pourrait formuler ainsi : le monde social est fait, construit, structuré d’une telle façon que l’on a d’autant plus facilement accès à ce dont on a le moins besoin, et inversement. On pourrait dire, de façon triviale, que la boucle est bouclée, les uns cumulant les avantages, les autres cumulant les handicaps. Tout cela se payant, au bout du compte, en termes de vie et de mort…  Loin d’atténuer les inégalités sociales face à la maladie, le système de soins, dans notre société, vient au contraire les renforcer, puisqu’il est surtout accessible aux catégories sociales les moins vulnérables, les moins nécessiteuses, « immunisées », en quelque sorte, par des conditions de vie plus favorables (forme de médecine préventive), qui les tiennent relativement à l’écart des risques de morbidité et de mortalité. Cette remarque s’inscrit dans la continuité de nos analyses « socio-historiques » : l’inégalité devant la maladie et la mort se construit en amont de l’entrée dans le système de santé, puisqu’elle est, en grande partie, le produit de l’inégalité des conditions d’existence. Ainsi, l’inégal recours à la médecine aggrave, accentue, mais ne crée – ne détermine – pas entièrement l’inégalité sociale devant la maladie et la mort… Les écarts d’espérance de vie entre catégories sociales tiennent donc pour bonne part au fait que les positions relatives occupées par chacune d’entre elles au sein du système hiérarchique réservent à leurs membres des conditions d’existence plus ou moins avantageuses, plus ou moins risquées, nocives, qui favorisent, accélèrent, ou au contraire diminuent les risques de voir se développer en eux une affection (affection qui sera d’autant mieux traitée que le malade appartient aux catégories supérieures, et d’autant plus mal prise en charge que celui-ci est issu des « basses classes »). Ainsi, l’inégalité sociale devant la maladie étant renforcée par l’inégal recours aux soins, c’est l’inégalité sociale devant la mort qui prend un autre visage, une tonalité plus grave. Ceci explique peut être pourquoi la prise en compte des écarts d’espérance de vie en bonne santé nous livre des disparités sociales de mortalité encore plus prononcées. L’inégalité devant la mort n’a donc rien d’anodin, elle ne se résume pas à quelques années d’écart, entre damnés et nantis. Les chiffres relatifs à l’espérance de vivre en bonne santé, sans incapacités, sont là pour en attester. 

« Double peine »…ou « double avantage » 

On connaît le différentiel de longévité entre les métiers les moins qualifiés et les plus qualifiés de la hiérarchie sociale : à 35 ans, les hommes cadres supérieurs ont une espérance de vie de 47 ans, soit 4 années de plus que la moyenne et 6 années de plus que les ouvriers. Six ans, diront certains, ce n’est finalement pas grand-chose, rapporté à toute une vie ; qui plus est, n’est il pas plus enviable, comme nous l’avons suggéré, de vivre quelques années de moins,mais d’avoir jouit et profité d’une existence riche, remplie et heureuse, sans soucis et sans problèmes de santé invalidants ? Après tout, untel n’est-il pas décédé aux vieux âges alors même que sa vie n’a été que peines, labeur, souffrances et maladies ? Mais celui-ci, s’il a toutes les raisons d’exister, fait bien figure d’exception et ne traduit en rien une tendance générale. Pour s’en convaincre, il suffit de s’en remettre aux résultats livrés par certaines études, qui montrent que bien souvent une vie écourtée rime aussi avec une vie en moins en bonne santé, donc à priori moins bonne. Examinons donc d’un peu plus près la nature de cette « double peine ».3 Nos analyses, semble-t-il, fournissent déjà nombre d’indications, à travers l’étude des conditions de travail, des modes de vie, de l’habitat, de la situation familiale, etc., sur les inégales conditions d’existence que renferme le monde social. Celles-ci peuvent être interprétées en termes de qualité de vie (inégales), c’est-à-dire de conditions de vie plus ou moins favorables, plus ou moins agréables et supportables (favorisant des existences plus ou moins longues), selon l’appartenance sociale. Néanmoins, pour objectiver davantage les conséquences que peuvent avoir sur la santé, ou même sur l’autonomie – sur une certaine liberté d’action -, au quotidien, certaines conditions d’existence, le calcul de l’espérance de vie peut-être complété par le calcul de l’espérance de vie en santé/bonne santé, qui permet d’estimer par exemple le nombre moyen d’années vécues avec et sans incapacité ou handicap. Ainsi l’enquête sur la santé et les soins médicaux menée en France en 2003 par l’Insee permet de distinguer trois situations d’incapacité sous-entendant des besoins de soins, d’assistance, d’aides techniques particulières : – Les incapacités de type I : les personnes ont déclaré au moins une limitation fonctionnelle résiduelle physique et sensorielle (difficulté à voir de près ou de loin, à entendre, à marcher, à se pencher ou à utiliser ses mains et ses doigts) ; la plupart n’entraîne aucune gêne particulière dans les activités quotidiennes mais dénote des besoins d’aide technique ou d’aménagement du domicile ou du poste de travail. – Les incapacités de type II : les personnes se sont déclarées limitées depuis plus de 6 mois dans les activités du quotidien. Elles évoquent une gêne ressentie, dans leur activité professionnelle, leurs tâches domestiques, ou dans d’autres activités. – Les incapacités de type III : les personnes ont déclaré des difficultés pour réaliser les activités élémentaires de soins personnels comme faire sa toilette, s’habiller, se nourrir. Ces difficultés peuvent engendrer une besoin d’assistance au quotidien, on parle alors de dépendance. Les probabilités de vivre plus ou moins longtemps en bonne santé, sans subir les incapacités que nous venons d’énumérer, varient donc, chez les hommes comme chez les femmes, en fonction du métier exercé. Voyons cela. On rappelle que les hommes cadres/professions intellectuelles supérieures ont une espérance de vie, à 35 ans, de 47 ans, soit 6 années de plus que les ouvriers. A cette situation privilégiée des cadres par rapport à la longévité s’en ajoute une autre, car ils vivront en moyenne 34 de ces 47 années (73 % de leur espérance de vie totale) indemnes d’incapacité de type I, soit 10 années de plus que les ouvriers qui ne disposent que de 24 années (60 % de leur espérance de vie). Côté féminin, l’écart d’espérance de vie entre cadres supérieures et ouvrières est moins important que pour les hommes (2 années environ), mais la différence entre les espérances de vie sans incapacité de type I est similaire (8 années d’écart) : à 35 ans, elle atteint 35 ans pour les cadres supérieures tandis que celle des ouvrières ne s’élève qu’à 27 ans (respectivement 70 % et 55 % de l’espérance de vie totale). L’espérance de vie sans incapacité de type II, donc plus invalidante, atteint 40 ans chez les cadres supérieurs contre 32 ans chez les ouvriers (respectivement 85 % et 78 % de leur espérance de vie totale). Quant à la situation la plus handicapante, mettant sérieusement à mal l’autonomie individuelle, elle concerne aussi inégalement les différentes professions puisque les hommes cadres supérieurs peuvent espérer vivre 45 années (à 35 ans) sans incapacité de type III, soit 7 années de plus que les ouvriers (respectivement 96 % et 92 % de leur espérance de vie totale). Les différences sont sensiblement du même ordre chez les femmes. Au bout du compte, les cadres passent donc plus de temps sans incapacité que les ouvriers, notamment pour les formes les plus courantes, comme les limitations fonctionnelles (type I). Ils sont moins soumis à ces altérations et à ces gênes et ils s’en prémunissent plus souvent. Les différences que nous pointons persistent également aux âges élevés. A 60 ans, les ouvriers et les ouvrières ont toujours une espérance de vie inférieure – donc une mortalité supérieure – à celle des cadres : 19 ans et 25 ans pour les ouvriers et les ouvrières, contre 23 ans et 27 ans pour les hommes et femmes cadres supérieures. Les écarts d’espérance  de vie, en se maintenant au-delà de la période d’activité, indiquent que c’est bien l’ensemble des pratiques et des symboliques incorporées qui continuent d’exercer leur influence. La retraite, probablement, est vécue et envisagée différemment selon les milieux sociaux : l’habitus continue d’exercer son influence, de déterminer des manières de vivre au sortir de la vie active (modes de vie, pratiques, rapport au corps, relation au monde médical, etc.). Aussi, les possibilités d’être actif, de pratiquer des loisirs (sportifs, culturels…), de maximiser ses centres d’intérêts, etc., ne concernent pas tous les retraités (incapacités…). S’il n’est pas trop de dire qu’un individu à toujours tendance à avoir le physique et la santé de son emploi (porter sur soi, en soi, dans son corps, son histoire et son vécu – professionnel par exemple -), il n’est pas exagéré, non plus, de penser qu’il est très difficile pour lui de se délivrer de son identité professionnelle – et peut être même de sa condition sociale -, tant celle-ci est inscrite au plus profond de sa personne, s’immisçant dans ses moindres gestes, ses moindres paroles. On est ouvrier, professeur ou agriculteur toute sa vie4 , et la façon de vivre à la retraite – ayant des répercussions sur la santé – reste largement déterminée par la place que l’individu aura occupé, tout au long de sa vie active, dans les rapports de production. Concernant les années de vie en bonne santé, les incapacités de type I, fréquentes aux grands âges, s’installent plus durablement pour les professions manuelles. Passé 60 ans, les salariés d’exécution vivront en moyenne plus d’années avec que sans limitations fonctionnelles. Les incapacités les plus invalidantes, de type III, occupent 16 % de l’espérance de vie des ouvriers à 60 ans et 9 % de celle des hommes cadres (22 % et 16 % pour les femmes). Ainsi l’espérance de vie plus courte des ouvriers ne les soulage en rien d’années d’incapacité. Bien au contrainte. 

Des « CSP » aux «classes » pour penser l’inégalité devant la mort 

Appréhender la question de la mortalité différentielle en considérant la variable socioprofessionnelle, ou le métier exercé, permet de voir dans quelles mesures les probabilités de vies plus ou moins longues sont largement fonction de la place occupée par les individus dans la hiérarchie des professions. Concrètement, plus on s’élève dans cette hiérarchie, plus on se tient à l’écart des risques de mortalité précoce et plus on a de chances, à priori, de vivre longtemps ; inversement, il est d’autant plus difficile de s’inscrire dans la durée et d’atteindre les vieux âges lorsqu’on appartient aux catégories populaires, exerçant des emplois sous qualifiés et faiblement rémunérés. C’est pourquoi nous avons pu écrire que l’ordre socioprofessionnel qui préside à une mortalité plus ou moins précoce correspond, à peu de choses près, à la hiérarchie socialement valorisée des professions dans la société. En se basant sur une classification par catégories socioprofessionnelle, on obtient une vision assez synthétique et globale de la façon dont les inégalités de santé – la mortalité différentielle – rendent compte de la structuration du monde social. Il est d’ailleurs intéressant de voir à quel point la statistique, qui révèle placidement le problème de l’inégalité sociale devant la mort, livre des chiffres qui permettent d’entrevoir ou de déceler un véritable effet, une réelle influence de la hiérarchie sociale (à travers la catégorie) sur la santé et la mortalité des individus. Ce que l’on pourrait reprocher à un système de classification par catégories sociales, c’est certainement sont côté arbitraire, général (homogénéisant), qui laisse peu de place aux particularismes et qui tend ainsi à masquer la part d’hétérogénéité, en matière de santé et de mortalité, qui subsiste à l’intérieur de chaque catégorie, et qui pourrait donner lieu à un redécoupage – métier par métier – au sein de chaque groupe socioprofessionnel (penser plus cas par cas). Au sein du groupe ouvrier, par exemple, il est à peu près sûr que la mortalité affecte à des degrés divers les individus : quand elles sont possibles, d’ailleurs, les comparaisons entre ouvriers qualifiés et non qualifiés révèlent la situation moins avantageuse, du point de vue de la santé et des risques de mortalité en général, dans laquelle se trouvent les seconds7 . Chez les employés, on pourrait aussi affiner les analyses et faire état, pourquoi pas, d’une mortalité inégale au sein même de cette catégorie ; comme on pourrait le faire chez les cadres, chez les professions intermédiaires, ou encore chez les chefs d’entreprises, les agriculteurs et les commerçants (indépendants). La mortalité différentielle que l’on observe entre catégories socioprofessionnelles pourrait donc être enrichie et complétée par des études plus détaillées, plus fines, qui à n’en point douter, révèleraient à leur tour des inégalités de santé à l’intérieur même de chaque catégorie. Nous employons le conditionnel car nous ne nous sommes pas résolus à opérer ce type de découpage, cette véritable « chirurgie fine ». D’abord pour une question de temps, donc de faisabilité : une analyse poussée des disparités de mortalité, profession par profession, nécessiterait, pour chaque grande catégorie, un ouvrage à part entière. De surcroît, on peut se résoudre à découper la réalité à n’en plus finir, encore faut-il les moyens de ses ambitions. Les moyens, ici, ce sont d’abord des matériaux, des données, des études, bref, du terrain à exploiter. Or, peut-être nous trompons nous, mais les données relatives à la mortalité et à l’espérance de vie demeurent assez générales et permettent donc difficilement de repérer et d’objectiver des différences sensibles, en matière d’inégalité face à la mort, qui peuvent apparaître au sein d’une même catégorie sociale. De la même façon, nous aurions souhaité être mieux renseignés sur les conditions de travail des « indépendants », des agriculteurs, commerçants, artisans et autres chefs d’entreprise, afin d’établir, comme nous avons tenté de le faire pour les autres catégories socioprofessionnelles, des relations entre travail et santé. Malheureusement, les enquêtes (conditions de travail), si précieuses pour analyser le travail des autres secteurs d’activités, le sont en revanche beaucoup moins pour penser les situations professionnelles de ce regroupement de professions (ô combien hétérogène, par ailleurs, ce qui facilite encore moins la tâche…). 

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