Le manager comme traducteur

Le manager comme traducteur

Le manager joue un rôle essentiel dans les processus d’appropriation des groupwares car c’est lui, en tant qu’acteur légitime, qui orchestre les multiples traductions par lesquelles le groupware va s’ancrer progressivement dans l’entreprise. Nous verrons que pour faciliter ces traductions, le manager devrait être aussi producteur de récits. Le manager peut être considéré comme un traducteur, c’est-à-dire l’acteur qui est légitime pour réaliser une analyse du contexte et effectuer la problématisation. En ce sens son rôle est essentiel en matière d’appropriation des groupwares car c’est lui qui va opérer les déplacements nécessaires et mener les rapports de forces en faveur de son projet. Dans les entreprises SERV+ et CRP-HT, nous avons constaté que le traducteur n’est pas le manager de proximité qui serait plutôt un porte-parole du changement. Dans ces deux entreprises, le traducteur est le responsable de la structure, le CEO de SERV+ et les directeurs du département CITI. Acteurs légitimes par leur fonction, ces responsables sont peu en prise directe avec les acteurs concernés par l’appropriation du groupware, mais ils sont en position centrale du réseau. Leur mandat leur confère des objectifs à atteindre sur le long terme et les positionne pour une certaine durée ce qui donne plus de poids à leur action. Trois qualités majeures du traducteur peuvent être mises en avant : ses capacités d’écoute, de synthèse et son ouverture sur le monde. Ces trois qualités sont nécessaires pour lui permettre d’effectuer les déplacements nécessaires de l’idée initiale en saisissant les opportunités qui s’offre à lui. Ainsi, au CITI, le groupware Fracasse est apparu comme une opportunité pour ancrer l’idée de développer un modèle de l’ingénieur R&D du département. C’est un rapport de force qui se joue et les acteurs trop éloignés de la vision en cours sont écartés et remplacés par des nouveaux venus. L’un des gestionnaires du CITI mentionnait ainsi le fait que les nouveaux arrivés dans le département n’éprouvaient jamais de difficultés pour intégrer les outils proposés, alors que pour les collaborateurs plus anciens s’y opposaient. L’appropriation s’inscrit dans la durée et peut intervenir par simple lassitude et isolement des combattants. C’est de cette façon que le groupware Lotus Notes s’est imposé peu à peu au CRP-HT.

Le manager comme producteur de récits

Les traductions fonctionnent en boucle et se déroulent sur plusieurs années. Nous pensons que ces boucles pourraient être raccourcies si le traducteur devenait également producteur de récits. En effet, les occasions de raconter la stratégie de l’entreprise, le déroulement de certaines 248 décisions, existent mais sont finalement peu nombreuses et de plus en plus rares lorsque l’entreprise grossi et atteint une certaine taille. Karl Weick souligne bien cette importance de formuler le chemin à parcourir, les écueils qui peuvent survenir. Le traducteur doit donc devenir également un auteur, mais aussi un historien puisqu’il s’agit de donner du sens aux événements qui se sont déjà produits. L’appropriation des groupwares pourraient ainsi être racontées, expliquées de façon plausible et cohérente. De tels récits viendraient baliser le chemin à parcourir et constituer un point de référence. A l’instar de Karl Weick nous pouvons recourir à la métaphore de l’improvisation en jazz pour caractériser ces capacités que le traducteur doit développer. « Improvisation depends, in fact, on thinkers having absorbes a broad base of musical knowledge, including myriad conventions that contribute to formulating ideas logically, cogently, and expressively” (Weick, 2001 : 286). Pour bien improviser en jazz, il faut être compétent, expérimenté et connaître la musique. Alors seulement on peut êre capable d’utiliser l’expérience et le savoir de façon intuitive. Bien connaître son entreprise, ses rouages et les individus qui la composent sont donc les conditions sine qua non pour que le traducteur joue un rôle de facilitateur en matière d’appropriation des groupwares.

Retour sur les principaux questionnements de la recherche

Rappelons le point de départ de notre réflexion. La mise en place de groupwares dans les organisations productives souligne quatre traits majeurs de nos sociétés : la mise en avant du savoir comme l’un des moteurs de la compétitivité des entreprises, la profusion des technologies investissant à la fois les espaces domestiques et professionnels, la valorisation de l’urgence et de la mobilité, et une nouvelle définition de l’acteur, entrepreneur de sa vie. Dans ce contexte, les groupwares sont présentés par les gestionnaires comme des catalyseurs de performance puisqu’ils permettent de travailler plus vite, mieux, en mobilisant et augmentant l’intelligence collective. Si les promesses associées à ces outils séduisent les gestionnaires, qu’en est-il des acteurs censés les utiliser au quotidien ? Nos questionnements concernent l’appropriation des groupwares par les acteurs, c’est-àdire l’incorporation de ces machines à communiquer et à coopérer dans des schèmes cognitifs et des expériences de travail en groupe. Comment le groupware est-il approprié par les acteurs dans les organisations productives ? Comment est-il intégré ou non dans les pratiques de travail ? Comment se construit dans le temps le projet d’usage autour des groupwares ? Comment les 250 acteurs, en lui cherchant un sens, transforment-ils les organisations ? Plus précisément, notre question de recherche est formulée de la sorte : Comment se construit le sens d’un groupware dans une organisation productive, et dans quelle mesure l’appropriation de cet « outil de rationalisation cognitive » participe-t-elle d’une acculturation aux formes de relations professionnelles et de construction identitaire qui se jouent dans les entreprises contemporaines ? Ainsi, c’est la question des processus cognitifs et communicationnels à l’œuvre qui est placée au centre de notre recherche. Pour cela, nous envisageons les appropriations des groupwares comme le produit de deux dynamiques interreliées : une dynamique de création de sens et une dynamique de traduction. L’articulation de la théorie du sensemaking développée par Karl E. Weick et la théorie de la traduction proposée par Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, s’est révélée fructueuse pour nos analyses.

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