L’économie comme un système complexe

L’économie comme un système complexe

Des modèles peuplés d’agents multiples

La complexité des économies de marché est une évidence, cependant la notion même de système complexe nécessite d’être explicitée. Un système complexe peut difficilement être simplifié sans qu’on lui fasse perdre certaines de ses propriétés émergentes ; c’est le principal reproche que l’on peut adresser à l’approche réductionniste sur laquelle sont construits les modèles macroéconomiques couramment utilisés aujourd’hui. Dans cette section, nous verrons comment le développement de l’approche multi-agents permet d’envisager la construction d’une nouvelle classe de modèles macroéconomiques, respectueux de la complexité des systèmes observés, et orientés vers la prévision et l’aide à la décision. 

Complexité des économies de marché

La décentralisation de l’activité des agents économiques est un des caractères essentiels des économies de marché. Depuis Adam Smith 1 , on s’étonne de voir l’activité désordonnée d’une multitude d’agents poursuivant chacun ses buts propres déboucher sur un système capable de se reproduire dans le temps en présentant certaines régularités fortes, comme si des forces invisibles intervenaient pour assurer le retour à un certain « équilibre » après chaque perturbation. Homéostasie Cependant la notion d’équilibre, si elle est réduite à l’intersection de deux courbes sur un graphe, paraît un peu trop mécanique pour s’appliquer à la complexité des dynamiques des systèmes économiques réels, dont les capacités d’adaptation rappellent plutôt la capacité des organismes vivants à maintenir leur intégrité physique dans un processus dynamique. Cannon (1932) nomme homéostasie cette stabilité de l’organisme des êtres vivants, maintenue par des processus physiologiques coordonnés particulièrement complexes, notion qui n’implique pas l’idée d’immobilité et de stagnation propre aux états d’équilibres physico-chimiques dans lesquels un ensemble de forces connues s’équilibrent. Cannon, qui est un physiologiste, pense que toutes sortes d’organisations complexes — y compris de type économique — sont susceptibles d’abriter des mécanismes d’auto-ajustement homéostatiques semblables à ceux des organismes biologiques. « It seems not impossible that the means employed by the more highly evolved animals for preserving uniform and stable their internal economy (i.e., for preserving homeostasis) may present some general principles for the establishment, regulation and control of steady states, that would be suggestive for other kinds of organization — even social and industrial — which suffer from distressing perturbations. » (Cannon 1932, p. 24–25) Canon suggère qu’une étude comparative pourrait montrer que toute organisation complexe comporte de tels mécanismes automatiques d’ajustement (« self-righting adjustements ») destinés à préserver son intégrité. Complexité Cependant, comme le note Cannon, les éléments qui composent un organisme vivant « travaillent coopérativement » au maintien de son équilibre dynamique. En revanche, les économies de marché se caractérisent par le comportement concurrent des éléments qui les composent et par l’absence de tout mécanisme supérieur de régulation et de contrôle. Comment est-il possible que de tels systèmes économiques parviennent à maintenir leur équilibre dynamique et à se prémunir contre leur propre désintégration ?

L’origine des modèles peuplés d’agents multiples

A l’origine, les systèmes multi-agents apparaissent dans le domaine des sciences informatiques, comme un objet de recherche dans le champ de l’intelligence artificielle distribuée. Leur application à la modélisation économique se développe progressivement depuis les années 1980 à partir d’initiatives individuelles et dispersées mais qui gagnent progressivement en force et cohésion, jusqu’à se constituer en « mouvement ». « Over the last twenty years a different way of doing economics has been slowly emerging. It goes by several labels: complexity economics, computational modeling, agent-based modeling, adaptive economics, research on artificial economies, generative social science — each of these with its own peculiarities, its own followers, and its own nuances. Whatever the label, what is happening, I believe, is more than just the accumulation of computer-based or agent-based studies. It is a movement in economics. » (Arthur 2006, p. 1553) Ces premières initiatives s’appuyaient sur une série de travaux précurseurs qui doivent être mentionnés 6 . Le groupe de l’université de Carnegie Mellon Quoi qu’en dise Axtell (2006, p. 142), nous voyons dans le groupe des chercheurs de l’université de Carnegie Mellon les véritables précurseurs de l’approche multi agents (Simon 1961, Simon 1955, Simon 1959, Cohen 1960, Cohen et Cyert 1961, Simon 1962, Cyert et March 1963). Il est vrai que ces chercheurs n’ont construit aucun modèle peuplé d’agents multiples. Cependant, leurs travaux dans le domaine de la rationalité limitée et de la rationalité procédurale ont conduit à des avancées très importantes à la fois d’un point de vue technique (intelligence artificielle) et sociologique (comportement de l’entreprise). Ils sont toujours d’actualité pour modéliser le comportement des agents qui peuplent les modèles ACE7 . De plus, ils sont les véritables introducteurs de la programmation informatique en économie, non seulement d’un point de vue technique (pour l’implémentation des modèles et la simulation) mais aussi en tant que « langage théorique naturel » pour la description des processus à l’oeuvre au sein des systèmes économiques complexes 8 . Enfin, selon nous, c’est un membre de leur groupe (Cohen 1960) qui donne la première description d’un projet de modèle macroéconomique multi-agents 9 : « Implications for Aggregate Economic Models: Even for those economists who are not fundamentally interested in the internal operations of firms, it is quite possible that a much more intensive study of individual entrepreneurial behavior may furnish a very useful basis on which to formulate aggregate models of the economic system which could provide better forecasts of over-all economic behavior than we are now able to produce. » (Cohen 1960, p. 536) Cohen envisage explicitement la construction d’un modèle agrégé du système économique, orienté vers la prévision macroéconomique. Ce modèle serait lui-même formé d’un grand nombre de modèles hétérogènes. « In such an approach to macroeconomic forecasting, we would first have to formulate a variety of models at a microeconomic level which explain the individual actions of specific firms in the economy. In order to obtain adequate descriptions of the behavior of individual firms, it might conceivably be necessary to have as many models as there are firms; i.e., a special model for each firm. We doubt that this will be the case, however. Probably a relatively small number of basic models, perhaps something in the order of a dozen, will adequately describe the relevant aspects of each individual firm’s actions. » (Cohen 1960, p. 536–537)

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