MANAGEMENT DES RISQUES

MANAGEMENT DES RISQUES 

Deux accidents emblématiques pour un changement de perspective sur la gestion des risques chez Total Le 12 Décembre 1999, s’échouait le pétrolier l’Erika sur les côtes de Bretagne. Pour le groupe Total et pour la plupart des grands groupes industriels cet accident marque une rupture dans la prise en compte et l’évaluation des risques industriels. En effet, cet accident aux immenses conséquences écologiques a montré que la responsabilité d’un donneur d’ordres – ici Total était propriétaire de la cargaison de l’Erika, mais pas du pétrolier – pouvait être rendu responsable de l’accident au même titre que l’affréteur ou que la société de certification qui avait validé la viabilité du navire. Plus précisément, cet évènement et la crise qui l’a suivi a montré que dans une organisation de cette taille et à vocation globale, l’entreprise qui précédemment pensait pouvoir externaliser un certain nombre de risques en ayant recours à des sous-traitants ne pouvait pas, en fait, dégager sa responsabilité de quelconque partie de sa chaîne de transformation et de distribution. L’entreprise devait de ce fait assumer une partie des risques afférents à ses cocontractants. Ce qui est exemplaire est le fait que les règles juridiques aient dans ce dossier été respectées. Il en découle que la responsabilité d’une organisation peut donc être engagée au-delà de ses obligations juridiques. Dès lors, le groupe Total a du reconsidérer ce qu’il entendait par sa stratégie de sécurité ou plus largement de gestion des risques. Cette catastrophe interroge la capacité de l’entreprise à gérer la nature et l’envergure de sa responsabilité. La catastrophe de l’Erika, bien plus qu’une simple marée noire a conduit le groupe Total à réviser l’acceptation des frontières de l’organisation en mettant en lumière la manière dont un risque, qui auparavant n’aurait que des conséquences limités en termes de responsabilités pour le groupe, en génère d’autres ayant eux des conséquences sévères pour l’organisation. La gestion des risques industriels dans le groupe Total a subit un deuxième choc encore plus violent que celui produit par le naufrage de l’Erika. A neuf heures du matin, le 21 septembre 2001 à Toulouse, l’un des entrepôts de l’usine AZF explose en balayant alors une partie de la zone industrielle et de la ville. L’explosion remet en question la place de sites industriels de type Seveso en milieu urbain, mais aussi la capacité des grands groupes industriels à gérer les risques généralement considérés comme banals.Le problème de l’étendue des villes autour de site industriel est aussi posé. Les questions de responsabilités restent encore à ce jour en suspens : les causes de l’accident restant inconnues. L’accident est un choc pour l’ensemble des acteurs du groupe Total. En effet, la sévère mortalité due à l’explosion qui a touché de nombreux employés de l’usine, s’ajoute aux destructions et aux nombreuses victimes issues de la société civile. Dans le cas d’AZF, on ne peut pas dire si les règles ont été respectées, mais l’accident met en question l’acceptabilité de la présence dans des sites urbanisés d’usines qualifiée de dangereuses. Ces deux exemples de catastrophes récentes sont exemplaires car ils mettent en évidence deux questions qui se posent sur la gestion des risques aujourd’hui. D’une part, ils présentent une phénoménologie des risques qui évolue à la fois dans la gravité et dans la manière du public de les appréhender (Erika), et par rapport aux systèmes de règles en place (AZF). Enfin, ils présentent de manière sensible la relativité de la notion d’acceptabilité d’une action humaine pour l’entreprise en cause (Erika et AZF) mais aussi pour le public (AZF). Dès lors, ces accidents contribuent à renforcer les évolutions récentes de la société civile quant à l’acceptabilité des sites industriels et la prise en compte des risques. 

Paradoxe de l’exigence du risque zéro, de la montée des savoirs dans la société civile et de l’accélération de l’apparition de nouvelles menaces 

Avec l’explosion de l’usine AZF, la tendance notée par Beck (Beck, 2001) après l’accident de Tchernobyl se renforce. La société civile qui possède une culture scientifique plus grande et plus complète que dans le passé, s’organise dans des associations de vigilance et de lutte contre les risques industriels en zone urbaine (collectif « Plus jamais çà » à Toulouse, par exemple). Cela entraîne une plus grande exigence vis-à-vis des industriels quant à la sécurité (Bessières, 2003). Dès lors, plus la société devient technologique, plus elle doit promettre de la sécurité. Plus précisément, plus la société civile est instruite sur les moyens existants, plus elle entend être protégée des risques de la meilleure façon. C’est pourquoi les associations de riverains et les élus militent maintenant pour la suppression des activités industrielles dangereuses ou potentiellement dangereuses dans l’agglomération toulousaine. Cela illustre bien le fait que l’exposition aux risques n’est plus acceptable lorsque la norme recherchée est celle du risque nul. Cette prise de conscience et cette exigence sont renforcées par le fait que si les risques individuels existent, ils engagent non seulement la responsabilité de l’individu ou de l’organisation qui le génère, mais aussi une partie de la société civile. A Toulouse comme autour d’autres pôles industriels du groupe Total – en paraphrasant Beck – « on passe (donc) d’une société où chaque individu prend des risques personnels, à une société où certains agents prennent des risques pour l’ensemble d’une classe de la population » (Beck, 2001). Les acteurs évoluent donc dans un monde où l’exigence est le risque nul, alors même qu’il existe une conscience de l’impossibilité de cet objectif avec des moyens finis. La catastrophe d’AZF montre à quel point, quand la détermination des causes de l’accident et des responsabilités est incertaine, il est difficile de s’assurer d’avoir la capacité d’éviter une nouvelle catastrophe du genre.

ASSURER LE RECUL DE L’IGNORANCE ET L’EXHAUSTIVITE DES SAVOIRS POUR AMELIORER L’EFFICACITE DE LA GESTION DES RISQUES CHEZ TOTAL

 C’est dans ce contexte mouvant et paradoxal, que la direction de la sécurité du groupe Total a engagé une réflexion sur les perspectives en gestion des risques pour un grand groupe industriel. Cette réflexion vise tout d’abord, à mettre en place un positionnement acceptable vis-à-vis de la société civile qui revendique de manière assez forte le droit à une industrie fiable à 100 %, soit un appel au risque zéro. Cette tension entre l’impossibilité d’une fiabilité absolue et la nécessité d’assurer un risque nul à la société civile, place la gestion des risques industriels dans un nouveau paradigme qui va nourrir la réflexion du groupe Total sur les risques industriels. L’éminence de la fusion du groupe Total et du groupe Elf rendait, de plus, cruciale une maîtrise encore plus grande des risques sur ses différents sites industriels. Il s’agit de généraliser les bonnes pratiques qui peuvent exister dans certains sites de production ; mais aussi de tenter d’homogénéiser de manière approfondie le niveau de sécurité sur l’ensemble de ses usines et laboratoires. Il s’agit de plus de rapprocher des cultures différentes, des modes de management, des processus d’innovation ou encore de business modèles différents, qu’il va falloir concilier pour parvenir à l’union des deux groupes2 dans un contexte plus sécurisé et sécurisant pour la société civile. Cette réflexion s’articule autour de séminaires réunissant des responsables de la sécurité de chacune des branches du groupe Total ainsi que de la Holding, mais aussi de quelques chercheurs en sciences sociales qui viennent y porter un appui méthodologique et théorique. Le début de notre travail de recherche consiste en notre participation à ces séminaires. Les premières conclusions auxquelles arrive ce groupe de travail sont d’ordre assez général. Il faut mettre en place un système de management bouclé de manière à accroître l’exhaustivité des représentations des risques de chaque site industriel. Par ailleurs, il semble important de fonder cette modification de la gestion des risques sur le collectif. Ainsi, il est édicté des politiques de sécurité propre à chaque site du groupe de telle manière à placer la sécurité industrielle comme un des objectifs majeurs de l’organisation. Dès lors, il est envisagé de développer la gestion des risques du groupe selon deux axes. D’une part, le combat de l’absence de savoirs sur la question des risques, les représentations des risques étant les moteurs de toute action de gestion des risques. Plus précisément, la question est de savoir comment un ensemble d’acteurs coordonnés pourrait être en mesure de gérer les manquements des représentations dans l’organisation. D’autre part, les autres conclusions du groupe de travail concernent l’obtention de la meilleure exhaustivité possible des risques, de leur qualification et la façon dont le collectif doit y parvenir. Ces conclusions relèvent de la fiabilité des représentations par rapport à l’environnement dans lequel évolue le collectif. Le groupe de travail s’intéresse aussi à la question de la gestion du collectif. Un système de management des risques est constitué d’un ensemble de savoirs régulant les relations entre les différents acteurs de l’organisation. Ceux-ci sont des règles de division du travail et donc de partage de responsabilités, mais aussi des règles de comportements. Un des principaux mots d’ordre est alors que « la sécurité doit devenir pour chacun des acteurs du groupe une seconde nature ». Le collectif est alors considéré comme essentiel pour l’obtention d’une sécurité optimale pour les installations du groupe. Ainsi sa capacité à redonner les représentations nécessaires pour l’action collective dans les situations non directement régulées est considérée comme primordiale pour le groupe de travail. Ces conclusions sont finalement assez semblables à celles évoquées dans la littérature sur les risques que nous discuterons plus loin. En effet, la réponse à ces évolutions de ce que Beck appelle la « société du risque » passe, tout d’abord, par un accroissement des moyens mis en œuvre pour identifier les risques et pour cela, par une instrumentalisation plus forte de la gestion des risques. Il faut concevoir de nouvelles règles, de nouvelles routines de manière à se rapprocher de l’exhaustivité nécessaire à la maîtrise quasi absolue des risques. Or, s’il est toujours possible et nécessaire d’ajouter de nouvelles règles aux systèmes de management existants, leur efficacité et leur adéquation à l’environnement et à l’organisation ne sont pourtant pas garantie. La question de la nouvelle gestion des risques revient dès lors à la compréhension, non seulement de la conception de nouvelles règles pour régir l’organisation et parer aux risques identifiés, mais aussi à permettre aux acteurs d’agir dans les situations où les savoirs font défaut c’est à dire où les règles sont absentes. Ces pistes de réflexion mènent le groupe Total à faire appel à un système de management des risques intégré qui serait en mesure de remplir les deux précédents objectifs : il vise à mettre en œuvre une exhaustivité ou quasi exhaustivité des représentations de l’organisation tout en enrichissant un management du collectif, orienté de manière plus approfondie vers la sécurité industrielle. 

LE SIES UN SYSTEME DE MANAGEMENT INSTRUMENTAL FONDE SUR LA GESTION DU COLLECTIF 

Les séminaires sur les risques organisés par la Direction de la Sécurité Industrielle du groupe Total ont mené assez rapidement à considérer que certaines solutions adoptées dans certains sites industriels de l’ancien groupe pouvait apporter un surcroît de fiabilité et de sécurité à l’ensemble des usines de TotalFinaElf. Ces solutions sont fondées sur la mise en place d’un système de règles plus rigoureux et exhaustif qui s’appuie sur un instrument exigeant : le livret d’audit mis en œuvre par le bureau Det Norske Veritas appelé Système International d’Evaluation de la Sécurité (SIES ou ISRS) (DNV, 1998). Ce livret donne les pistes à suivre pour permettre la description la plus exhaustive possible de l’organisation. Il permet, de plus, de réguler de manière plus stricte et plus maîtrisée l’action collective au sein de sites industriels à risques. L’idée du siège est de décliner ce système sur tous les sites du groupe, afin de communiquer en interne et en externe de manière satisfaisante sur les progrès en termes de sécurité de ses sites industriels. Ce système d’audit vise aussi à mettre en place des comparaisons pertinentes entre les performances de chaque site du groupe. C’est dans ce mouvement que s’insère le début du premier travail de terrain réalisé lors de la thèse. Après avoir suivi quelques uns des séminaires déjà cités, il est décidé, lors de l’une de ces séances, de nous confier la mission d’accompagner, sur le site ATOFINA de Pierre Bénite, la mise en place de la démarche SIES. L’introduction d’une démarche de recherche dans la mise en œuvre d’un tel système de management des risques est intéressante pour deux raisons. Tout d’abord, elle révèle de nouveaux modes d’action collective qui agitent la gestion des risques aujourd’hui. Elle met en valeur des modes de gestion des risques éprouvés tout en laissant la place à de nouvelles voies d’exploration pour la maîtrise des risques. L’observation d’une telle démarche permet aussi de faire émerger les intérêts pratiques et théoriques de la mise en œuvre de ces outils de gestion des risques. Plus précisément, le chercheur est alors en mesure d’observer en quoi la mise en place de nouveaux systèmes de règles dans les   organisations concernées, est à même de pouvoir réduire ou de modifier les risques encourus par l’organisation. Enfin, l’étude de cette démarche nous a permis de montrer que les problématiques de l’exhaustivité et de l’absence de savoir sur les situations pouvaient être en partie traitées par le SIES. Celui-ci se décline en une base, reposant sur la normalisation du comportement individuel des acteurs en présence, qui va permettre une meilleure identification et évaluation des risques dans chaque site industriel (cf. Tableau 1, case n°1). Dans le SIES, la réalisation de cet objectif va passer par un renforcement du management du collectif (case n°2). Enfin, la démarche individuelle va permettre d’enrichir la lutte contre l’absence de savoirs dans les situations risquées (case n°3). Cet embryon va permettre de commencer à élaborer une stratégie de réduction de l’ignorance dans ces organisations (cf. Tableau 1).

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