Un style Occidental en zone urbaine : bouleversement de l’organisation sociale

Télécharger le fichier original (Mémoire de fin d’études)

Diffusion du modèle occidental par l’économie qui modernise

Kaboul : la culture un facteur essentiel

La politique économique de Daoud Khan de nationalisation des entreprises pousse à une stabilité économique des dirigeants d’entreprises et permet l’émergence d’un nouveau groupe social : la bourgeoisie. La classe bourgeoise place son pouvoir culturel et économique dans la dynamique industrielle et la modernité76. Selon le sociologue Fernand Braudel, la mode est le résultat de l’émergence de la modernité77. En Afghanistan et principalement à Kaboul, cette modernité est possible par l’économie et les enjeux politiques occidentaux de la guerre froide car ils permettent la diffusion du modèle culturel vestimentaire occidental. A son arrivée au pouvoir, Daoud Khan se déclare partisan du non- alignement, mais son affiliation est faussée. Le mouvement des non-alignés, comprenant l’Afghanistan, fondé en 1961 lors de la conférence de Belgrade, regroupe des pays ne souhaitant pas participer à la guerre froide ni s’affilier à un des blocs Est/ouest, et favoriser l’indépendance des pays dans le cadre de la décolonisation78. Mais lorsqu’en 1954, le Pakistan adhère à l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est : OTASE (pacte anticommuniste lancé par les Américains en Asie) pour obtenir des USA une aide militaire et économique contre l’Inde et l’Afghanistan (à la suite de ses peurs pour son intégrité), le souhait d’acheter des armes aux USA par Daoud Khan encore ministre essuie un refus. Il se tourne alors vers l’Union soviétique (URSS) afin d’obtenir une aide militaire et économique : c’est le début des tensions et du jeu de concurrence entre les USA et l’URSS en Afghanistan79.
Ainsi, en 1973, alors que l’économie est au point mort (à la sortie de la famine de 1972), Daoud Khan va jouer de la concurrence entre les deux blocs (URSS, USA) et utiliser les aides pour tenter de restabiliser l’économie et ainsi faire entrer l’Afghanistan dans l’ère « moderne »80. Les USA voient en l’Afghanistan la porte d’entrée dans le bloc d’influence soviétique créé par le pacte de Varsovie de 195581.Quant à l’URSS, il voit en l’Afghanistan un soutien stratégique pour la continuité de sa domination politique en Asie. Les deux blocs financent les infrastructures telles que des ponts ou usines textiles, aidant ainsi à la modernisation ciblée du pays82. En effet, les deux pôles en concurrence cherchent une visibilité de leurs efforts financiers en subventionnant de grands projets dans la capitale au détriment de projets locaux. Alors, par l’occidentalisation insistant sur la modernisation de la ville de Kaboul, la population urbaine comprenant l’intelligentsia bénéficie de nouveaux élans de pensée.
Ces liens économiques avec l’Occident permettent la modernisation de Kaboul et suscite un regain d’intérêt des touristes occidentaux pour l’Afghanistan. L’Occident, véhiculerait une image « mythifiée » de l’Afghanistan auprès de ses populations afin d’en faire migrer certaines qui pourraient diffuser un mode de pensée occidental séduisant qualifié de « progressiste » occidental pour les intellectuels83. Pour ce faire, l’Occident a pu selon mon hypothèse, « surfer » sur la mode hippie caractérisée par des motifs floraux, la superposition de matières, formes et tissus et surtout un retour aux traditions d’Asie84. Cette mystification passerait par l’intermédiaire du magazine Vogue, en présentant des tops modèles occidentaux tel que Pattie Bloyd (Patricia Anne « Pattie » Boyd, née le 17 mars 1944 à Taunton, est une mannequin et photographe britannique) (Figure IV) portant des vêtements traditionnels afghans85. C’est ainsi qu’en 1970, 60 000 touristes hippies attirés par la quête d’un retour à la nature, d’une nouvelle expérience sociale ont visité le pays86. Promouvoir le tourisme occidental en Afghanistan par le mouvement hippie qui encourage les cultures traditionnelles d’Asie et d’Inde, alors qu’il s’agit de moderniser l’économie, la politique, la culture et les populations, aurait un objectif stratégique politique. En effet, l’intelligentsia susceptible de s’identifier à cette mode puisque formée dans les écoles occidentales (sensibles à la pensée occidentale) pourrait se rapprocher des populations traditionnelles (conservatrices) dans le but de développer leur style et de réinventer une mode hippie. Ce rapprochement permettrait idéologiquement et socialement de mettre fin au rejet des intellectuels pour la tradition et la division binaire expliqué par Pierre Centlivres entre « traditionnels » et « modernes »87. Cette division qui aurait poussé à l’instabilité politique du pays et à la prise de pouvoir par les communistes. L’objectif final serait de créer un groupe unifié autour de la figure de l’Occident et de s’éloigner du modèle politique soviétique.
La politique de l’Occident en Afghanistan résulterait de la séduction des populations par le biais de la culture afin d’éviter l’expansion de l’URSS qui semble déjà s’être approprié le pays sous le prisme de la politique (le gouvernement de Daoud Khan est communiste, socialiste). L’objectif stratégique des USA étant, je pense de renverser l’Etat par la population et la culture par le système d’identification. Cette hypothèse se renforce grâce à l’étude du marketing de prêt-à-porter.

Identification des afghanes dans les discours de la mode occidentale

La norme occidentale ISO G03-007 de juillet 1977 propre aux tailles des vêtements féminins permet l’exportation de vêtements. En effet, elle propose : « un système de désignation des tailles des vêtements féminins en précisant les mesures à retenir pour identifier les vêtements et en exposant la manière d’indiquer la taille du vêtement88 ». Les tailles sont internationales et permettent l’exportation de modèles de prêt à porter occidental dans Kaboul mais surtout, un modèle de silhouette. La norme ISO de 1977 permet l’intensification du marché du prêt-à-porter par la standardisation.
Cette standardisation facilite la production et donne plus de possibilité à la création. On assiste à une diversification des modèles. Alors, par stratégie occidentale de marketing, les magazines de mode tenteraient de faire adhérer par une sélection de photographies, défilés, et articles, l’identité et l’individualité vestimentaires (formes, couleurs, valeurs) des afghanes89. Cette stratégie marketing passe par la retranscription des défilés de mode occidentaux dans le magazine afghan Zhvandun, qui présente des modèles comme Brigitte Bardot dans le numéro 43 de janvier 1975 (figure V)90. Ainsi que la créatrice de mode afghane Safia Tarzi, créant des vêtements occidentaux (figure VI). Ces figures sont un facteur de l’identification culturelle des afghanes au discours marketing des magazines et des créateurs de prêt à porter occidentaux.
En effet les intellectuels peuvent étudier en Occident (Russie, USA, France…) et donc devenir plus sensibles aux mentalités et au mode de vie occidental. De plus, la classe bourgeoise cherche à attester de son nouveau statut en mettant en avant ses pouvoirs économiques et culturels91. Cette affirmation passe par le principe d’imitation du mode de vie occidental qualifié de « moderne » et évolué selon l’interprétation du rejet de la tradition par les intellectuels. La légitimation de ce rejet passe par l’imitation de la jeunesse occidentale qui repousse et refuse les mœurs sociales, la politique et le gouvernement historique92. L’intelligentsia mise à l’écart du pouvoir, rejette les conservateurs, les codes et mœurs conservatrices et la politique du gouvernement de Daoud Khan considérée comme trop conservatrice et inégalitaire93. Gilles Dorronsoro le souligne : une large majorité de la jeunesse étudiante afghane, ne pourra entrer dans les cercles de pouvoir malgré son éducation dans le niveau supérieur94. Le pouvoir s’acquiert par la corruption et les jeux d’influences familiaux95.
Ce sentiment d’injustice, d’inégalité et cette envie de changement politique se retrouvent au travers du style vestimentaire féminin occidental mais aussi par l’étude de l’augmentation de la politisation étudiante96. Cette politisation se traduit notamment dans des manifestations et en particulier lorsqu’en 1978 le secrétaire général du PDPA Mir Akbar Khybar (d’idéologie progressiste, responsable du PDPA et fondateur du PC afghan) est assassiné. Pour les funérailles, plus de 15 000 personnes déterminées, d’idéologie progressiste, communiste manifestent à Kaboul pour montrer leur mécontentement face à la politique de Daoud, qu’ils considèrent inégalitaire et conservatrice97. En effet, l’éloignement des membres du parcham (parti communiste afghan, se réunifiant en 1977 sous le PDPA avec le Kalq) en 1977 pour promouvoir des « fidèles », ainsi que sa déclaration montrant qu’il était contre toute idéologie d’importation, favorisent alors les conservateurs98. En réalité le gouvernement de Daoud Khan ne serait pas géré par des idéologies, mais plutôt par des réformes qui pourraient lui faire préserver le pouvoir.

Des vêtements occidentaux capitalistes pour des revendications communistes marxistes

Nous l’avons vu, le groupe social à l’origine de la diffusion du vêtement occidental est le groupe des intellectuels et de la bourgeoisie. Ce groupe peut se subdiviser en fonction des idéologies politiques : celles en accord avec le gouvernement de Daoud Khan ou les communistes affiliés à l’URSS. Il convient alors de comprendre pourquoi l’intelligentsia afghane qui n’a aucune requête ouvrière se sent concernée et impliquée dans le marxisme soviétique, origine du mode de pensée des communistes du PDPA99.
Le marxisme selon l’article « Marxisme des intellectuels, marxisme pour le mouvement ouvrier » a pour revendications :
o Des requêtes ouvrières
o Une critique de l’Etat central.
o Une critique de la religion.
o Une critique de la tradition. La critique porte sur la culture traditionnelle dans la nation moderne, considérée comme “une communication matérielle et intellectuelle d’un groupe social qui régit des codes, et des hiérarchies”100.
Les intellectuels voient dans le marxisme, une nouvelle représentation sociale et politique du gouvernement : une possible émancipation de la tradition qui entraverait l’égalité sociale. Affilié à l’URSS, le premier manifeste du khalq énonce que « Le sujet le plus important de l’histoire contemporaine est la lutte des classes et la guerre qui commence avec la Grande Révolution Socialiste d’Octobre entre le socialisme international et l’impérialisme mondial101. L’URSS joue la carte de l’attractivité pour recruter des sympathisants. En effet, nombre d’officiers afghans se sont mariés avec des femmes russes lors de leurs séjours formations en URSS. L’intelligentsia peut y étudier, et les différents partis communistes sont soutenus militairement, idéologiquement et financièrement par l’URSS. De plus, L’Union Soviétique, soutient la réunion du kalq et du parcham en 1977 pour la reformation du PDPA102. Alors, affilié à l’URSS, les afghanes communistes reprennent les codes politiques et idéologiques de l’union soviétique.
Les intellectuels sont alors à l’origine de la diffusion des tendances vestimentaires occidentales visibles dans « étudiantes à Kaboul » de Laurence Brun mais sont porteuses de l’idéologie marxiste soviétique. Dans un contexte de guerre froide ou USA et URSS s’affrontent, il est intéressant de questionner le fait que les communistes portent des tenues, motifs, formes occidentales alors que c’est la quête de domination et de puissance totale : politique, économique, et culturelle qui régit les rapports sociaux et les relations103. Le capitalisme est vu par les communistes comme un état à dépasser afin d’accéder à « l’idéal » marxiste. Le capitalisme selon Rosa Luxemburg « créé une « superstructure » idéologique tout à fait nouvelle, dotée d’une existence et d’un développement qui sont dans une certaine mesure autonomes », ce qui justifie pour les marxistes ce passage vers le capitalisme avant le communisme politique104. Les communistes soviétiques et afghans souhaitent grâce au capitalisme industriel émergent (nationalisation et modernisation des entreprises, création de la classe bourgeoise) en Afghanistan soutenu par l’occident à hauteur de 41% des aides financières du pays, étendre l’idéologie communiste marxiste105.
La standardisation de la mode, est considérée comme une démocratisation offrant l’accès égalitaire aux formes, collections tendances… La mode devient alors un élément participant à la diffusion d’idéologies et de concepts politiques. Afin de dépasser le modèle capitaliste des USA, l’URSS et les communistes s’emparent du vêtement occidental en créant le style classique socialiste (soviétique). Les créateurs réutilisent les codes, formes, matières du marché occidental en y ajoutant, développant, supprimant certaines idées, afin d’en faire ressortir une pièce « meilleure et diffusable partout » comprenant des robes cintrées (pritalennye), ou des jupes larges comme dans le style hippie occidental106. Cette réutilisation des codes se voit également au travers du chemisier des jeunes étudiantes de Laurence Brun cintré à la taille, aux épaules larges et au décolleté en V. En effet, le style classique socialiste se caractérise par la proposition de Dior (créateur français, donne son nom à la marque éponyme en 1947, il invente le « Newlook ») de 1947 dont nous reparlerons dans notre étude de cas107.
Face à ces constatations, ce sont les concepts de modernisation, politique, culturelle et de pouvoir qui sont questionnés. L’intelligentsia communiste afghane réutilise alors les codes progressistes occidentaux de l’Etat contre l’Etat108. L’intelligentsia communiste ne peut s’accomplir que par l’Etat. Elle est affiliée à l’Etat : formé par l’Etat dans les universités, travaille pour l’Etat en tant que fonctionnaire, existe grâce à la modernisation des gouvernements. Alors, lorsque le gouvernement de Daoud Khan penche massivement vers l’Occident lors de ses rapprochements avec le Pakistan (soutenu par les USA) et l’Iran en avril 1975, les communistes se réapproprient le modèle occidental afin d’obtenir le pouvoir et la réponse à leurs revendications égalitaires et émancipatrices109. Cette revendication passe de manière ostentatoire par le réemploi et « l’amélioration » des codes vestimentaires occidentaux. Finalement, ce que recherche le militant afghan communiste est moins le socialisme que la modernité et le pouvoir.

Étude de Cas : « Étudiantes à Kaboul » photographie de Laurence Brun

C’est pourquoi, après ces constatations sur l’importance culturelle de l’Occident et la réutilisation des codes occidentaux dans la création de l’identité culturelle et politique de l’intelligentsia, découvrir sur la photographie de Laurence Brun, des jeunes femmes appartenant à l’intelligentsia porter des vêtements occidentaux est commun à Kaboul.
Ces vêtements occidentaux se caractérisent par le chemisier à col large ou col « pelle à tarte ». Il se compose de manches longues retroussées aux poignets. Ajusté, il épouse les formes du corps. En 1970, en Occident et en Afghanistan, avoir une silhouette avec la poitrine et la taille soulignée est tendance. La féminisation du corps par le vêtement peut être vue comme le résultat de l’évolution de la condition féminine. Cette évolution visant les jeunes filles, marquée par les réformes scolaires, la reconnaissance de l’égalité des droits devant la loi et le droit de vote110. Le chemisier à col large au cours des années 1970, est créé et popularisé par Emmanuelle Khanh (styliste française, fondatrice de sa marque EK en 1969, pionnière du prête à porter) (figure VII) 111. Le chemisier, est inspiré de la mode des années 1940 sous la stylisation de Christian Dior (1905-1957), la forme ajustée suit l’anatomie du corps féminin, et arrondit les épaules, créant ainsi le style « Newlook » (figure VIII) 112. Ici, pour les étudiantes, il est rentré dans une jupe du style Emmanuelle Khanh. La taille est basse et marquée, fluide, elle est coupée au-dessus du genou, résultat de l’évolution sociétale des années 1960. En 1962 la styliste anglaise Mary Quant raccourcit la jupe et divise la population entre admiration et indignation. La jeunesse féminine en révolte utilise le débat et l’emploie comme emblème de révolte contre les mœurs sociales traditionnelles113.
L’étudiante à droite sur la photographie porte une robe à col « pelle à tarte », cette robe se termine par une jupe fluide. La fermeture à glissière (inventée en 1893 et magnifiée par la couturière Elsa Schiaparelli (1890- 1975) dans une ligne de haute couture) est positionnée devant laissant entrevoir un décolleté et soulignant la taille114. La robe de cette étudiante est l’illustration de l’évolution des tendances féminines occidentales. En effet, on retrouve le col « pelle à tarte » et la jupe fluide d’Emmanuelle Khanh. La fermeture à glissière d’Elsa Schiaparelli 115. La couture moulante du haut du corps et la coupe évasé à partir de la taille, une création de Mary Quant (styliste anglaise qui crée la minijupe en 1962, figure emblématique des Swinging sixties avec son modèle Twiggy (Lesley Hornby, surnommée la brindille, est le premier top modèle à avoir eu les cheveux courts, de longs cils et un look androgyne, elle est la plus célèbre mannequin occidentale des années 1960) (figure IX) 116. Et enfin la matière en jersey de Gabrielle Chanel (créatrice de mode française, connue sous le nom de Coco Chanel, utilise le jersey pour la première fois, crée la petite robe noire117).
L’intelligentsia, est alors un nouveau groupe social issu de la politique de modernisation de Daoud Khan. Son identité, se construit par son affiliation au gouvernement puisqu’elle est le résultat de celui-ci. C’est pourquoi, l’intelligentsia porte des vêtements occidentaux. Son identité se construit sur le rejet de la tradition, du multiculturalisme ethnique et de la religion et peut varier en fonction des prises de décisions économiques et politiques de Daoud Khan. Néanmoins, parfois éduquée en dehors de l’Afghanistan, elle s’identifie aux revendications et quêtes de légitimation des mouvements révolutionnaires occidentaux et légitime son identité culturelle par ces identifications assurant un statut économique et social. En quête d’une identité politique individuelle, certaine se rapproche du gouvernement soviétique qui réutilise ces revendications culturelles et politique : modernité, égalité, stabilité…Affilié à l’Etat, elle n’a d’autre choix que de réutiliser les codes dont le vêtement (Occidental) de l’Etat contre l’Etat afin d’asseoir et légitimer ses revendications118.

Identités conservatrices religieuses et traditionnelles ethniques : morcellement du pays, possibilité d’une unité ?

La division géographique, sociologique et ethnique de l’Afghanistan met en avant de nombreuses silhouettes féminines portant de multiples tenues et vêtements. En ville, le groupe social des « lettrés » dans un style traditionnel dit conservateur, côtoie les tchadri et les mini-jupes. S’intéresser à la tradition dans le vêtement féminin de 1975 à 1978 a pour objectif de comprendre comment la femme appréhende le principe de tradition et celui d’appartenance à une nation afin d’analyser l’identité et la culture afghane en zone urbaine et comprendre les différents soulèvements religieux en lien avec la politique et l’organisation sociale…Appuyé sur la photographie de « Nassima fille du sénateur » de Micheline Centlivres de 1972 (figure X). Les ethnologues suisses Pierre et Micheline Centlivres-Demont, sont partis en Afghanistan de 1966 à 1998 et ont étudié les ethnies, leurs modes de vies, les divisions géographiques, sociales et politiques. Leur étude est retranscrite au travers de nombreux ouvrages ou articles tels que Portraits d’Afghanistan ou « Et si on parlait d’Afghanistan ? ».

L’identité religieuse afghane conservatrice

La construction de l’identité (sociale) féminine afghane conservatrice repose non pas sur l’idée de nation ou de citoyenneté, mais sur un sentiment d’appartenance à :
o Une communauté islamique
o Une communauté territoriale, régionale ou ethnique.119
La religion, est alors l’élément majoritaire identitaire afghan, c’est pourquoi, toutes les tenues ethniques conservatrices sont majoritairement amples et couvrantes comme on peut le remarquer sur la photographie de « Nassima fille du sénateur » de Micheline Centlivres-Demont. En effet, selon le Coran « al hayaa-oun-nafsâniy » la pudeur est un élément important. Elle accompagne un mode de vie éthique et est considérée comme la « décence ». La tenue de Nassima dans la photographie de Micheline Centlivres-Demont (figure X) entre dans le cadre de cette de la pudeur islamique qui propose aux femmes de respecter un certain modèle de vêtement120. Elle ne doit pas porter des couleurs de vêtement attribuées aux hommes tel que le vert par exemple, couleur du prophète121 . De plus la pudeur demande aux femmes de couvrir leurs corps et formes, de ne montrer leur corps nu qu’à leur mari. Apparaître nue devant une autre personne serait considéré comme choquant122. La religion musulmane partagée par 99% de la population est alors l’élément unificateur et identitaire de toutes les ethnies face à la diversité de peuples, de langues, de coutumes et de références, la religion : l’Islam est un facteur de cohésion123. Selon Olivier Roy « Dans un pays où la référence à la nation est très récente, où l’État est perçu comme extérieur à la société et où l’allégeance va au groupe communautaire, l’Islam reste la seule référence commune à tous les Afghans ». La religion par sa dimension populaire unificateur sociologique, structure le quotidien, fournit des normes, régule les relations humaines et morales. L’islam peut être utilisé de manière autonome permettant une justice sociale. Par delà l’état, il dépasse par sa fonction spirituelle le droit étatique et existe judiciairement sans avoir besoin de l’Etat, c’est pourquoi la séparation entre État et société est constaté ici124.
Cette pudeur est reprise par les conservateurs religieux dits islamistes qui mettent en place dans leurs préceptes politiques, depuis les abbassides le port du tchadri (figure XXXIX)125. Le tchadri, souvent en coton bleu, recouvre le corps féminin en entier, hormis les mains. Il se compose d’une calotte grillagée au niveau des yeux et de multiples plis. Il est utilisé afin qu’aucun homme ne puisse discerner les formes du corps féminin, ce qui pourraient être un déshonneur par manque de pudeur126. Pour les conservateurs religieux, le port du tchadri a pour objectif alors de ne pas dessiner les formes de l’anatomie féminine et de garder les femmes d’un haut niveau social à l’écart des regards des roturiers (dans l’idées de sexualisation) 127.
Le port du tchadri pour les conservateurs religieux dépasse l’identité culturelle. En effet, La dominance ethnique n’entre pas en jeu dans les discours et divisions politiques islamistes. L’islamisme se compose des nationalistes et des socialistes mais ces deux derniers n’ont pas réussi séduire les représentants de la religion. L’islamisme dénonce l’artificialité des nations issues du découpage colonial et sont en faveur d’une grande nation panislamique. Chaque pays arabe est donc défini comme une région, et non comme une nation. Il n’y a donc pas de contradiction entre une identité linguistique et culturelle afghane différentes entre chaque ethnie et une logique d’islamisation puisque l’Islam est l’élément rassembleur128. Le tchadri a alors une dimension politique, et peut être considéré comme une invention selon Isabelle Gagne129. Le tchadri est politisé par le fait qu’il est l’élément visible de la traduction idéologique sur le territoire d’une identité politique, conservatrice et proche de la religion, il est inspiré par les frères musulmans (les islamistes se regroupent dès 1950 sous l’impulsion des ulémas)130. Il est alors politisé puisqu’il découle du code tribal ethnique qui régit les comportements, l’organisation sociale et la politique en zone conservatrice. Le tchadri politique a pour fonction de diffuser un modèle de pensée unificateur autour de la vision de la religion.
Face aux refus des tribus de se plier au gouvernement de Daoud Khan, celui-ci va tenter de bouleverser l’identité afghane, en marginalisant la religion. C’est alors en créant de nouvelles universités gouvernementales de théologie dans les villes (face aux Madrasa traditionnelles) que Daoud Khan tente d’intégrer les couches religieuses afghanes dans l’objectif de renverser l’idéologie d’une communauté régie autour de la religion, pour celle d’une communauté régie autour de l’état politique en zone urbaine. Il marginalise le clergé et les références musulmanes afin de légitimer la « nation » laïque et crée une nouvelle communauté basée sur le système républicain bouleversant ainsi les normes et organisations sociales131.
Afin de réaffirmer l’identité musulmane de l’Afghanistan, les communautés conservatrices vont alors redéfinir l’organisation sociale, hiérarchique, et la condition féminine inculquée dans les vêtements au travers de la religion. Les conservateurs légitiment et réaffirment leur statut et la condition féminine dans l’organisation sociale par l’ornementation et la parure, de la même manière que l’intelligentsia qui utilise la mode occidentale pour légitimer son statut132. Chez les pachtounes, la légitimation se fait par l’utilisation de perles de verre multicolores disposées sur les épaules, de perles de métal et de cocardes en feutre et perles positionnées le long de la ligne de couture (sur les flancs) (figure XI). De la même manière, l’ethnie des Hazaras a également créé une ornementation de prestige. Le vêtement brodé dit Gul-Dozi,à une broderie qui ornemente la surface totale de la tenue tandis que le Zamin-Dozi décore uniquement la poitrine ( figure XII) 133

Table des matières

Introduction
I. De la modernisation aux soulèvements : bref contexte historique et politique afghan
A. 1919-1973, Aspect général, de l’indépendance afghane au gouvernement de Zaher Shah : renforcement des divisions géographiques et sociales
B. Prise de pouvoir de Daoud Khan en 1973 soutenu par l’armée : ses réformes et les soulèvements
C. Modernisation du pays et conséquences
II. Un style Occidental en zone urbaine : bouleversement de l’organisation sociale
A. Diffusion du modèle occidental par l’économie qui modernise Kaboul : la culture un facteur essentiel
B. Identification des afghanes dans les discours de la mode occidentale
C. Des vêtements occidentaux capitalistes pour des revendications communistes marxistes
D. Étude de Cas : « Étudiantes à Kaboul » photographie de Laurence Brun
A. L’identité religieuse afghane conservatrice
B. La diversité ethnique comme identité
C. Étude du cas : « Nassima fille du sénateur » photographie de Micheline Centlivres-Demont
IV. Evolution du vêtement féminin en fonction des revendications sur la condition et la place de la femme dans l’espace publique
A. La femme gardienne de la tradition
B. Islamisme en zone urbaine
C. Mode de vie progressiste en zone urbaine et condition féminine de l’intelligentsia
D. Revendications des femmes en tenues occidentales : les communistes et les non affiliées
V. Styliste et créatrice de mode Safia Tarzi : Nationalisation et réappropriation du style occidental à la mode afghane
A. Safia Tarzi : formation et identité de ses créations
B. Les inspirations, innovations et tenue mythique
C. Revendications politiques ? L’identité afghane
D. Revendication d’une égalité homme femme ?
Conclusion
Source
Sources premières
Sources secondaires
Résumés

Télécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *