La fragmentarité (structurelle)

La fragmentarité (structurelle)

Le substantif « fragment » vient du latin fragmentum qui, tout comme le terme « fractalité », vient de frangere, qui signifie « briser ». Ce qui peut attirer notre attention est que frangere renvoie nécessairement à plusieurs fragments – puisqu’un tout ne peut se briser en un fragment. Le fragment connote donc l’éclatement, la scission, l’incomplétude, de par sa nature éparse, mais aussi – paradoxalement – la totalité, puisqu’il s’inscrit dans un ensemble unitaire. Les Romantiques allemands percevaient déjà le caractère totalisant du fragment : « Un tout peut être constitué d’une co-présence des fragments, sans qu’on ait besoin d’en faire la somme.273 » Le fragment est une figure paradoxale, qui représente à la fois une complétude inachevée et une incomplétude achevée. L’écriture fragmentaire n’est en aucun cas une pratique récente. Elle est au contraire très ancienne, puisqu’elle remonte à l’Antiquité, avec les aphorismes du philosophe grec Héraclite (VI-V ème siècle avant J.-C.) et du médecin grec Hippocrate (VIVème siècle avant J.-C.). L’esthétique du fragment, qui tend vers la diversité et le désordre, gagna les romantiques allemands au XVIIIème siècle, dont le premier théoricien fut Friedrich von Schlegel avec son Fragmente (1797-1798) qui rappelle le caractère unitaire, inépuisable (total) du fragment de « fait » – qu’il oppose au fragment « de droit ». Le fragment s’adapte parfaitement à la société postmoderne en ce qu’elle est divisée, hybride, mixte, plurielle, éphémère, aléatoire, imprévisible. En outre, le fragment traduit l’état de crise – en instaurant le désordre – et l’invalidité des métarécits modernes – en déconstruisant toute tentative de totalisation. Dans ce cas, comment la représenter, si ce n’est pas le fragment ? Le retour à cette technique ancestrale et l’intérêt qu’elle suscite à l’ère postmoderne sont à l’origine de la publication d’œuvres critiques à ce sujet, tels L’Écriture du désastre (1980) de Mauriche Blanchot, Fragments (1995) de Jean Baudrillard. La généralisation  progressive de l’esthétique fragmentaire peut-elle s’expliquer sans prendre en compte le contexte dans lequel elle a réapparu ? Nous sommes en mesure de nous demander si la chute du mur de Berlin (1989) et la résurgence d’une esthétique fragmentaire sont correlées ou sont une simple coïncidence ? Il semblerait que la première hypothèse soit la bonne. Le morcellement des états et la reconfiguration de l’Europe ne pouvait être représentés par une esthétique totalisante. Seule une écriture elle-même éclatée était à même de transcrire l’instabilité, le fractionnement, la division, la fugacité de la société postmoderne. Les romanciers postmodernes sont dits « atomistes », puisqu’ils tendent à « découper la réalité en particules » (en anecdotes représentatives, en personnages universels) (selon Roland Barthes). Le personnage, le temps se construisent par strates, couches successives et éparses qui, une fois rassemblées, conforment un tout. Les procédés fragmentaires permettraient d’ailleurs d’aboutir à l’élaboration d’un « Roman absolu » – objectif ultime des écrivains modernes et postmodernes – en attribuant à chaque fragment une portée symbolique, universelle, comme le soulignait déjà Roland Barthes dès les années 1989-1990 dans le cours qu’il donna au Collège de France intitulé « La préparation du roman II : L’œuvre comme volonté » : L’art du roman exclut toute continuité. Le roman doit être un édifice dans chacune de ses périodes, chaque petit morceau doit être quelque chose de coupé, limité, un tout valant pour lui-même.274 La fragmentarité est donc un concept tout à fait d’actualité, et d’autant plus qu’il reflète tantôt – dans son versant collectif – une société divisée, décadente, tantôt – dans son versant individuel – un être morcelé, individualiste, déchiré. La littérature postmoderne surgit dans un contexte de transformations (sociales, politiques, économiques) qui rendit nécessaire une réactualisation de la représentation du monde. Le fragment s’impose alors comme outil esthétique pour retranscrire l’indicible, l’irreprésentable, l’irreproduisible. Grâce à un procédé  synecdotique, le fragment (incomplet) en vient à faire écho au tout (complet). C’est en cela que réside le grand paradoxe de la postmodernité : Tout fait tout en littérature – l’aphorisme, le fragment, l’extrait, le résumé, l’épitomé275 font encore signe vers la totalité. Jusqu’aux césures, jusqu’aux ellipses, les déceptions du sens sont encore du sens, et il n’y en a que par les mots.276 La littérature postmoderne ne tenterait-elle donc pas de tout dire par un fragment ? Si oui – et c’est justement mon impression –, nous pouvons alors parler de littérature éminemment synecdotique. N’oublions pas que le fragment est suggestif – polysémique, multiréférentiel –, il donne de la profondeur à l’œuvre qu’il compose. C’est pourquoi David d’Angers a conclu « Assurément, dans une œuvre d’art, il ne faut pas tout dire. » (p. 117) Le lecteur peut alors interpréter de diverses façons le fragment – ou de toutes les façons à la fois. Il donne de la matière à l’œuvre. Par ailleurs, il la recrée à son tour – lui donne une nouvelle vie – à travers les références propres, les émotions que suscitent en lui la/les lecture(s). Grâce à ses lecteurs, un ouvrage est donc pluriel, il se duplique en autant de volumes que de lectures. À cet égard, toute œuvre fragmentaire est dotée d’une dimension totalisante.

La fractalité littéraire 

L’apparition des sciences du chaos dans les années 1920 et leur diffusion dans les années 1970 perturba la représentation de l’univers – plus précisément de la matière – jusqu’alors ordonnée, continue, exacte, prévisible. Effectivement, la phisique quantique issue de la physique de l’élémentarité (atomique et subatomique), a remis en cause quatre concepts habituels de la physique classique, notamment avec la découverte du caractère « discret » (fragmentaire) et discontinu – et non continu, comme on le croyait à tort – des grandeurs physiques, ou encore avec la découverte du principe d’indétermination (d’imprédictibilité), qui repose sur l’impossibilité de mesurer toutes les grandeurs d’un système physique de façon simultanée, laissant ainsi la place à l’incertitude et au champ de tous les possibles. Le titre de certains ouvrages postmodernes fait allusion à l’indétermination et la discontinuité quantiques, tels Le Principe d’incertitude (1993) de Michel Rio et Les Particules élémentaires (1998) de Michel Houellebecq. Les sciences du chaos ont apporté un regard moins unitaire, idéaliste et totalisant de notre monde, pour le représenter sous une nouvelle forme, fragmentaire, abstrait et complexe. Une autre découverte allant dans ce sens fut celle de la fractalité, qui permit d’appréhender le monde comme un infini discordant, fractionné et désordonné à partir de ses anfractuosités, de ses irrégularités. D’ailleurs, l’adjectif « fractal » renvoie au mot latin « fractus », de « frangere », qui signifie « briser ». Le mathématicien polonais Benoît B. Mandelbrot décrit dans Les objets fractals (1989) le nouvel univers fracatal postmoderne comme « une image anguleuse et non arrondie, rugueuse et non lisse. C’est une géométrie du grêlé, du disloqué, du tordu, de l’enchevêtré, de l’entrelac.277 » Ce qui se dégage de cette définition est un monde chaotique – imparfait et discontinu. Le contexte historique – disloqué – exerça une influence primordiale sur la littérature postmoderne, dont l’esthétique repose sur le paradoxe de tout dire par le peu.

Narration et espace-temps, une discontinuité sans unité ?

Le temps revêt une fonction de poids à l’époque contemporaine, dans la mesure où il remplace les frontières, les limites, les distances spatiales qui ont été abolies. Le temps endosse alors un rôle démarcatif – anciennement celui de l’espace. Mais le temps qui résulte de cette transformation s’en retrouve altéré. La temporalité linéaire, chronologique et successive moderne est bouleversée par l’émergeance d’un 180 monde de la simultanéité, de l’éphémère, de l’instant, de la fugacité. Cela explique la préférence des auteurs pour une temporalité fragmentaire, achronologique, disloquée – incomplète – (par des blancs, des analepses, des prolepses), ou stagnante. Alors qu’un seul narrateur apparaît comme inapte à représenter un tout dans les trois romans, le choix se porte sur une multiplicité de narrateurs et/ou une alternance narrative. Le multiperspectivisme est une caractéristique de la littérature postmoderniste. Elle consiste à présenter un même événement, épisode, une même situation vécus par plusieurs personnages. Ces expériences diverses permettent de reconstituer la « réalité » dans toute sa pluralité, complexité et multiplicité. Dans les trois ouvrages, le multiperspectivisme se traduit par l’alternance des focalisations, des points de vue, des narrateurs, chez chacun des auteurs. L’on constate une posture éminemment contemporaine, qui veut rompre avec la linéarité, la continuité narrative, le nombre réduit de personnages du roman classique. Notons que plus le nombre de narrateurs est élevé, plus la réalité est dépeinte dans son ensemble, et plus l’image qui est renvoyée par ces narrateurs est fiable, crédible. En outre, le multiperspectivisme présente une réalité kaléidoscopique, en 3D (en relief, à travers le regard de plusieurs narrateurs sur une même situation, un même lieu), en mouvement. Ainsi, il matérialise le récit.

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