La France et le « eux » de la pensée totalitaire une différence de degré et non de nature

La France et le « eux » de la pensée totalitaire une différence de degré et non de nature

Le mythe de la France : un non-lieu

En effet, l’échec de l’assimilation structurelle entraine une relecture de l’ensemble des représentations projectives de la culture française. Si grâce au concept taylorien de cadre de référence nous avions montré que les auteurs de la francophonie choisie quittaient le non-lieu de l’exil grâce à la mise en place de structures d’appels1357 aptes à établir une relation discursive et à quitter la catégorisation du « eux » qui marquent les migrants afin d’accéder au « nous » français, ce refus de l’assimilation génère un retour de la pensée du « non-lieu ». Matéi Visniec, auteur d’origine roumaine, dans le roman M. K libéré, revient sur le possible non-lieu que rencontre l’exilé lorsqu’il parvient en territoire exilique. Ce roman se veut la poursuite du Procès de Kafka, Josef K. est délivré et peut de nouveau goûter au prix de la liberté dont il s’était nourri afin de pouvoir patienter en prison. Combien ironique, imprévisible et étrange était la vie ! Lui, Kosef J., ancien détenu, se trouver à présent dans la situation de surveiller les autres. De l’autre côté de la barrière, dans une position qu’il n’aurait jamais osé rêver. Combien infime était la frontière entre les deux mondes : celui des surveillés et celui des surveillants. Des années entières, il avait vécu en tant qu’homme enfermé dans une cellule et, durant toutes ces années, il aurait voulu être de l’autre côté de la porte de sa cellule. Et, pendant toutes ces années, être de l’autre 1357 PORRA, Véronique, Langue française, langue d’adoption, op.cit., p. 75. 458 côté de la porte de sa cellule lui semblait une chose fantastique, quasiment inaccessible. Envies, désirs, rêves de se trouver de l’autre côté de la porte de sa cellule, d’être dans l’autre monde, de l’autre côté du mur formidable qui s’élève entre eux et les autres. Et maintenant, tout à coup, il se trouvait de l’autre côté, et la différence se révélait négligeable. 1358 Le franchissement du seuil de la cellule, métaphorise le franchissement des espaces frontaliers. S’il permet d’intégrer la communauté longtemps rêvée des gens libres, le franchissement de cet espace frontalier assure également le franchissement de la frontière entre rêves et réalités. Visniec par l’accentuation de la temporalité de la construction de l’imaginaire intègre celui projectif dans la longue durée, celle-ci entraînant un certain fantasme de l’autre que vient briser le simple franchissement de cette barrière. L’accession à la communauté des « autres », communauté projetée et idéalisée suscite la prise de conscience de la dystopie que rencontre l’exilé lorsqu’il parvient dans l’espace post-exilique. À l’inverse de la projection qui a conduit à l’exil, la réalité ne semble pas si différente de l’autre côté. Aussi, si nous avons montré que la relation communicationnelle, que les auteurs requièrent lors de leur adresse de reconnaissance, se fonde sur une potentielle rencontre de lecteurs français nourris par la culture classique française, alors la brisure du mythe français génère deux potentialités : soit l’habitation à l’intérieur de la culture française en situation d’extériorité permanente puisque n’étant plus incarnée dans la réalité, soit une réflexion même sur cet imaginaire de la France et sur la place qu’ils habitent au sein de cette culture. Reprenant la réflexion de Barbara Cassin dans son essai sur la nostalgie et l’habitation d’un « chez-soi », nous aimerions penser ce lien particulier qui unit les francophones choisis d’Europe médiane à la France et émettre l’hypothèse que leur habitation post-exilique consiste finalement au moment où la relation interculturelle devient réellement possible. En effet, celleci devient possible puisque bien qu’étant médiée par un passé culturel français, elle ne se fige pas dans celui-ci. Cette relation se met en place puisqu’elle dialogue avec le contemporain par l’expression d’une certaine nostalgie française. Ainsi, si Barbara Cassin affirme « on la [son île] reconnaît, je crois, parce qu’on y est reconnu, c’est-à-dire qu’on y a son identité » 1359, elle place au sein de cette procédure d’ancrage, le processus de reconnaissance. 

Au-delà des stéréotypes : la relation interculturelle

Si le mouvement étudié lors des deux précédentes parties, relève bien des études de communication interculturelle, celle-ci ne se réalise que dans cette habitation post-exilique de l’espace français. En effet, les deux premiers mouvements exposent un locuteur qui tente d’adapter son message à un locuteur projeté et idéalisé et ce n’est qu’au travers de la catabase française, que les auteurs de cette francophonie apprennent à entrer en relation avec le lecteur français contemporain, puisque celui-ci n’est plus un autrui-radical, mais devient partenaire d’un échange communicationnel. Aussi, si nous pensons que cette relecture de la société française se met en place à cause d’une assimilation structurelle qui ne se produit pas, nous allons mettre en évidence le fait que les critiques de la société française dépendent, en partie, des différents degrés de cette assimilation. En outre, il convient de repérer outre les critiques de la société, les motifs et les causes qu’ils imputent à cette déviation entre leur imaginaire projectif et la réalité française. À l’image des propos de Charaudeau sur les imaginaires, nous pensons que ce qu’il convient d’étudier, dans le cas des imaginaires, consiste en ce qu’ils disent du locuteur : aussi bien de ses représentations, que de sa volonté de se positionner d’une façon 1371 Ibid, p. 250. 465 particulière dans un espace de co-énonciation. L’une des plus virulentes attaques à l’égard de la société française contemporaine est formulée par Vintila Horia. L’assimilation structurelle de ce dernier est un échec, puisque face à la campagne de diffamation orchestrée par la Securitate, celui-ci est forcé à s’exiler de nouveau et à trouver refuge en Espagne. Ainsi, nous pouvons lire le Journal d’un Paysan du Danube et le roman Le voyage à San Marcos, publiés respectivement cinq ans et vingt-huit ans après son second exil en Espagne, comme des relectures de la société française non plus projetée comme un mythe de la liberté et de l’esthétisme, mais comme étant incapable de comprendre le poète du fait d’une mutation de la nature de culture française elle-même. Le journal de Horia fonctionne comme une lecture de la chute de la culture française. Il y expose les causes de l’incompréhension du public français, et Sartre qui a été l’un des relais de la campagne menée par la Securitate y est considéré comme le père de cette dégénérescence. Il est intéressant de constater que ces deux écrivains [Beckett et Ionesco], qui ont su redonner à la littérature française le ton rouspéteur et d’avant-garde que Sartre et les engagés lui ont escamoté sans s’en rendre compte, sont des étrangers et, en quelque sorte, des « paysans du Danube ». Ils proviennent tous deux des extrémités douloureuses et opprimées de l’Europe, l’Irlande et la Roumanie, espaces de souffrance, situations-limites de l’esprit occidental. Les deux peuples ont été rendus esclaves pendant de longs siècles et leur attitude devant l’histoire est sensiblement pareille, je veux dire devant le temps. Tant Beckett que Ionesco sont des ennemis du temps, de son œuvre destructrice et corrosive, décomposante et humiliante.1372 La critique virulente que mène Horia porte sur la fin de la « littérature française » dans l’espace post-Seconde Guerre mondiale. Si son visage n’a pas pu être reconnu, c’est, selon lui, parce que la société française a oublié son goût pour l’esthétisme et privilégie désormais un goût pour une littérature dite « engagée ». Ainsi, l’assimilation structurelle qui se refuse lui fait exprimer l’idée que celle-ci est due à une assimilation culturelle impossible dans la France contemporaine. Les seules parentés qu’ils retrouvent dans l’espace français sont portées par des exilés, qui, selon lui, ne sont pas atteints par ce qu’il qualifie d’obsession de l’Histoire. Il émet 1372 HORIA, Vintila, Le journal d’un paysan du Danube, op.cit., p. 239. 466 alors une différence entre les exilés devenus français et les Français, puisque les uns n’ont pas oublié les « racines » de la culture française, tandis que les « Français », eux, ont oublié leur culture pour y préférer l’Histoire et la science. Nous pensons que cette critique de la société française permet à l’auteur de justifier son positionnement littéraire. Si, comme nous l’avions vu, il refuse de commenter son refus du prix Goncourt en 1961, ce journal est une explication de ce refus, mais également de l’attitude du champ littéraire français à son encontre. Selon nous, la stratégie communicationnelle de Horia vise à légitimer son second exil, tout en effectuant la promotion d’un acte littéraire se faisant dans une paratopie absolue. Ainsi la paratopie n’est-elle moteur d’une création que si elle implique la figure de l’intenable qui rend nécessaire cette création. L’énonciation littéraire est moins triomphante manifestation d’un moi souverain que la négociation de cet intenable. Présent et absent de ce monde, condamner à perdre pour gagner, victime et bourreau, l’écrivain n’a pas d’autre issue que la fuite en avant. C’est pour écrire qu’il préserve sa paratopie et c’est en écrivain qu’il peut se racheter de sa faute.1373 Ainsi, l’acte littéraire se justifie par une occupation d’une place paratopique au sein de la société. Toutefois, si dans le premier mouvement de notre travail nous avons vu émerger une position paratopique de l’écrivain exilique, celle-ci se définissait par une différence entre le « eux » totalitaire et une volonté d’intégrer le « nous » de la communauté rejointe ; désormais, dans le mouvement du post-exil la situation paratopique ne s’exprime pas par une oscillation entre deux communautés territoriales : l’espace soviétique et la France, mais se produit à l’intérieur même de la culture française. Ainsi, ce n’est plus le mouvement de révérence-inclusion qui leur permettait de s’exprimer comme membre de la culture française, mais un mouvement de révérence-inclusion aux classiques de la littérature française qui génère un renouvellement de la condition paratopique par la mise en valeur d’un détachement avec la société contemporaine française. Ainsi, Horia légitime son œuvre comme étant détachée des ambitions modernes et exprimant, selon lui, la vérité de la culture française. L’idée que ce n’est que grâce à la confrontation avec les chocs de l’Histoire et des totalitarismes du XXe siècle, que les exilés ont été capables de ne pas succomber à cet attrait de l’Histoire est notamment 1373 MAINGUENEAU, Dominique, Paratopie et scène d’énonciation, op.cit., p. 90. 467 exprimée dans le roman mentionné précédemment. Ce livre consiste en un retour à la vie d’un rescapé des camps qui tente de s’insérer dans le monde contemporain. Cependant, cela lui semble impossible du fait de la perte de la culture. 

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